Plutôt que de produire ici un nouvel article plus ou moins savant sur la RDR Alcool, ses principes, ses objectifs, sa légitimité voire – puisqu’il en est souvent question – sa scientificité, c’est-à-dire sa capacité à répondre aux questionnements et critiques d’un milieu « expert » (addictologues, alcoologues, cancérologues, hépatologues…), il m’a semblé pertinent de proposer une contribution plus personnelle, plus subjective, en faisant le récit d’un parcours qui m’a conduit, en révisant mes certitudes, à faire de cette question un engagement professionnel autant qu’une militance, petite contribution au combat plus large contre toutes les formes de stigmatisation, d’oppression, même quand elles sont menées au nom de l’intérêt supérieur de la Santé Publique.
C’est le récit d’un cheminement somme toute banal qui conduit à s’extraire des évidences pour essayer d’observer, de questionner une réalité, celle de l’alcool en l’occurrence, pour ensuite faire ce fameux pas de côté. Et ainsi, changeant d’angle de vue, voir une même réalité toute différente.
Au départ, comme tout le monde donc, une évidence : voir dans le fameux « alcoolique » tout ce que l’on ne veut pas être : bien moins rebelle que le toxico, bien moins cool que le fumeur de bédo, il est le souvenir de nos mauvaises rencontres d’enfance, parfois de violences, de ceux qui parlent trop de leurs exploits pour ne pas dire qu’ils ne font rien. Toutes ces histoires de châteaux en Espagne, des guerres ou luttes toujours perdues, de relations brisées. Des mauvaises excuses, des fins de soirée sordides et gâchées, des promesses jamais tenues et des rechutes sans fin.
C’est la femme qui nous rebute parce qu’elle boit « comme un homme », c’est le zonard qui plutôt que de « se prendre en main pour s’en sortir » se réfugie dans la boisson, c’est le pote pourtant pas con qu’on évite parce qu’il finit toujours par être lourd quand il a bu, c’est cet autre en galère qu’on a essayé tant de fois d’aider mais qui à chaque coup fout tout en l’air, c’est le vieux raté de la famille qui met la honte à tout le monde à chaque repas du nouvel an…
Bref, tous ces moments vécus ou fantasmés qui nous servent à trier le bon grain de l’ivraie, les bons vivants des fieffés poivrots, celles et ceux qui savent boire, dont nous faisons évidemment partie et les autres qui, même si on évite de le dire, nous rebutent dans le fond mais qui nous sont aussi bien utiles tant ils nous permettent de penser que pour nous, tout va bien.
En 2005, plus par hasard ou par contrainte que par choix, je commence à travailler en alcoologie, au sein d’une grosse association qui gère des centres de soins dédiés à la « problématique alcool ». J’y découvre que la dépendance à l’alcool se doit d’être traitée comme une maladie, que « l’alcoolique », que l’on doit maintenant appeler par une de ces pudeurs langagières typiques de notre temps « alcoolodépendant » est un-e patient-e comme les autres (pas tout à fait car c’est un patient « impatient », qui souvent veut tout et tout de suite), qu’il s’agit de personnes qui ont « perdu la capacité à s’abstenir de boire1 » et qu’à ce titre, prisonniers qu’ils ou elles sont de leur irrépressible envie de boire, le seul traitement réside en l’abstinence. J’y apprends parfois avec scepticisme comment évaluer les consommations, comment distinguer usages à risques, usages nocifs et ceux avec dépendance2 ainsi que toute une somme d’outils destinés à informer, évaluer, prévenir ou traiter les mésusages.
Si j’y rencontre du côté des professionnels des gens compétents, attentionnés, mobilisés, j’y vois aussi très vite bien des choses qui me gênent : la toute-puissance du soignant, la déresponsabilisation des personnes accueillies, le haut-seuil des conditions d’accès autant que des exigences thérapeutiques, le paternalisme ambiant, la norme selon laquelle il reviendrait à l’expert, au sachant, de dire à la personne accueillie ce qu’il faudrait qu’elle fasse de son alcool mais au-delà de son existence.

J’y vois des lieux de soin, supposés aider celles et ceux qui ont un problème d’alcool, imposer – sans avoir besoin de le dire à ces derniers – qu’ils s’obligent à venir sans avoir consommé (afin sans doute de faire la preuve de leur volonté à s’en sortir) et je garde le souvenir de ces personnes en salles d’attente s’infligeant des sous-alcoolisations traumatisantes en attendant parfois longuement des RDV avec le docteur, l’assistante sociale ou la psychologue.
Ma formation en sciences humaines et mon intérêt pour ce que l’on a appelé la sociologie de la déviance3 me permettaient d’observer tout cela sans être contraint par un regard sanitaro-centré qui m’aurait convaincu de la prévalence du point de vue soignant sur tout ce qui touche à la qualité de vie des personnes4. Et c’est aussi cette culture qui me faisait refuser l’idée selon laquelle, au prétexte d’être des « malades », les personnes qui boivent le feraient sans logiques, sans volonté d’aller le mieux ou le moins mal possible, bref, sans compétences et stratégies de réduction des risques.
Parce qu’il y a toujours des rencontres, parce qu’il ne peut suffire d’apports théoriques, ce furent les découvertes au même moment (en 2007-2008) de travaux sur la question de l’alcool chez les personnes sans abri, extrêmement minoritaires dans les centres de soins, et une collaboration originale et inédite à cette époque pourtant pas si lointaine avec les acteurs de la RDR de Marseille, qui me permettent de découvrir que l’on peut travailler avec les personnes en les prenant pour ce qu’elles sont. Et non en attendant qu’elles s’insèrent dans des cases que l’on a pensées pour elles.
En croisant ces trois inspirations, il m’a fallu revisiter tout ce que la doxa alcoologique m’avait appris : Oui les personnes usagères sont expertes de leurs pratiques. Oui l’alcool, avant d’être un frein à la fameuse réinsertion qui dicte la pratique de beaucoup de travailleurs sociaux et de soignants est d’abord le seul médicament pour rendre l’exclusion supportable, oui c’est faire acte de soin que d’aider les gens à consommer en se faisant le moins de mal possible plutôt que de toujours vouloir les faire arrêter. Oui, l’on peut avoir avec elles des relations non plus verticales (j’édicte, je prescris et l’autre obéit) mais faites d’échanges, de discussions, de négociations même pour décider quels objectifs poursuivre ensemble avec les personnes qu’on accompagne.
Puis j’ai pu faire un travail d’enquête auprès de personnes sans-chez soi consommant de l’alcool et elles m’ont appris énormément de choses : ces hommes et femmes dont la parole est toujours absente, qui subissent le double stigmate d’être « SDF » et en plus « alcooliques », que l’on rejette des lieux d’hébergement et des dispositifs de soin, m’ont expliqué comment elles essayaient sans aide de gérer leur rapport au produit, leur stratégie pour moins souffrir, les fonctions essentielles remplies par l’alcool, j’ai pu aussi comprendre pourquoi les offres de soins que nous développions ne pouvaient pas leur convenir et même pire comment elles ne faisaient que produire plus d’exclusion.
C’est grâce à ces personnes que j’ai compris cette notion essentielle de la RDR Alcool qui est la Zone de Confort, ce niveau d’alcoolisation propre à chacun qui garantit l’obtention des effets recherchés (ce peut être ne pas avoir mal, ne pas penser, avoir l’énergie ou le courage de faire la manche, d’attendre, d’être seul ou au contraire de supporter la promiscuité, ne pas avoir chaud ou froid ou faim ou peur…). Ces effets recherchés, essentiels pourtant, et dont les professionnels, trop occupés à évoquer les risques et dommages, oublient de parler.
En discutant de l’alcool hors des lieux de soin et de pouvoir, c’est-à-dire dans la rue, dans des squats, autour d’une canette ou d’une bouteille, j’ai réalisé que quand on impose à ces personnes de ne pas boire ou de moins boire (dans nos lieux de soin ou d’accueil) en croyant les aider à aller mieux, on les met d’abord en souffrance dans la mesure où se trouvant en deçà de leur zone de confort, elles se privent de la fonction nécessaire que remplit leur alcoolisation. Ainsi, on les pousse sans le savoir à surconsommer pour compenser, comme je l’ai maintes fois vu faire par des personnes à l’entrée ou à la sortie de lieux d’hébergements ou après avoir passé des heures ou des jours en structures de soins.
Grâce à ces rencontres, j’ai réalisé que comprendre la logique propre à chaque usage nécessitait certes de repérer les méfaits potentiels ou avérés mais de repérer aussi les bénéfices qui sont eux la seule explication de la consommation et que la première fonction de cette RDR Alcool en gestation, c’est la SECURISATION des consommations.
En ces occasions, j’ai découvert concrètement combien l’aide et le soin, sous toutes leurs formes, pouvaient constituer une violence et une maltraitance qui amènent des personnes à préférer s’en passer, au détriment même de leur état de santé.
Ces points et d’autres encore qui, s’ils semblent évidents pour toute personne pratiquant la RDR dans le champ des produits illicites, n’existaient pas dans celui de l’alcool.
Et parce que je ne venais pas du sérail (c’est-à-dire concrètement : n’étant pas médecin, comment paraître audible et légitime auprès des alcoologues ?), quand il a fallu défendre ces idées lors de rencontres ou de colloques, j’ai dû perfectionner toutes mes connaissances et compétences en matière d’addictologie et d’alcoologie, ceci afin que l’on ne puisse me faire taire au prétexte que je ne connaîtrais pas le sujet. J’ai ainsi pris connaissances de recherches et d’expériences menées dans d’autres pays bien plus en avance sur ces questions, et d’autres en neurosciences expliquant fort bien la neurotoxicité de sevrages répétés5. J’ai beaucoup appris des acteurs de la RDR « historique », en reprenant leurs principes, objectifs, méthodologies de travail pour les adapter à la question alcool.
Aujourd’hui, la RDR Alcool est reconnue ou tout au moins entendue, même si elle est trop souvent réduite à la « réduction des consommations ». Pour autant, elle reste marginale et la société en général est loin d’en avoir accepté le principe.
Appréhender, penser autrement les consommations pour pratiquer différemment l’accompagnement des personnes en difficulté, c’est tout l’enjeu de la RDR Alcool que je défends.
Un jour, une personne que j’accompagnais, vieille habituée des cures et des CSAPAS, intriguée par cette approche (et passablement éméchée d’ailleurs) m’a dit : « Mais toi, t’es quoi ? T’es pas alcoologue, t’es pas psychologue… T’es picologue !! »
Voilà, je revendique de pratiquer la picologie, c’est-à-dire agir à partir des manières de boire des personnes (et non plus des quantités d’alcool ou du degré de dépendance) qui sont propres à chacun afin de définir avec elles des stratégies pour agir sur leur qualité de vie, que ce soit en modifiant ou non leurs consommations. En arrêtant de dire que les gens ont un problème d’alcool pour préférer dire que les gens trouvent des solutions dans l’alcool, et que cela leur pose certains problèmes.
Dans mes activités actuelles de consultant et d’expert, j’accompagne un peu partout en France des établissements et des professionnels afin qu’ils puissent s’approprier cette démarche, la mettre en œuvre mais aussi l’enrichir en y apportant leurs expériences.
Qu’il s’agisse de CSAPAS, de CAARUDS, mais aussi de secteurs non-spécialisés : lieux d’hébergement, médecine générale de ville, services hospitaliers, maisons de retraite… Partout où la question alcool se pose, la RDR Alcool doit trouver sa place et venir enrichir une offre encore trop souvent axée sur la contrainte à l’arrêt ou au changement.
C’est pour cela qu’une large partie de mon activité est de faire du plaidoyer, de proposer un autre son de cloche, une autre musique. Avec pour enjeu majeur l’émergence d’une parole qui continue d’être largement confisquée, celles des personnes usagères elles-mêmes, sans lesquelles il ne peut y avoir de pratiques d’accompagnement et de soin opérantes et pertinentes. Tout comme la RDR doit son existence et sa reconnaissance à l’autosupport des usagers de drogues, il est impératif que les discours et pratiques autour de l’alcool s’enrichissent et se confrontent aux compétences expérientielles de toutes celles et de tous ceux dont on continue de disqualifier les propos, au prétexte qu’ils seraient dans le déni ou dans la minimisation. Autre point essentiel, il faut mettre la RDR alcool à la disposition non pas du seul secteur spécialisé mais de toute personne confrontée à la question alcool : Que ce soient des professionnels du social, du sanitaire, mais aussi du monde du travail, de l’éducation, de la justice, les acteurs du champ politique et bien sûr les proches des personnes concernées, parents, enfants, familles, amis et au-delà le grand public, afin que cessent d’être reproduits des discours et des postures qui blessent et aggravent bien souvent les difficultés et les ruptures.
C’est en réunissant acteurs et témoins de cette question, issus de tous milieux, riches de toutes sortes de compétences, que se crée aujourd’hui un collectif des acteurs de la RDR Alcool, afin que celle-ci soit accessible à tous et enrichie par tous.
A suivre….
Par Matthieu FIEULAINE, Picologue
1. Selon les termes de Pierre Fouquet, père de l’alcoologie française.
2. Classification que je considère aujourd’hui sans objet, sinon statistique, et sans utilité dans l’accompagnement des personnes.
3. Notamment les travaux de Simmel sur la pauvreté et de Becker sur les fumeurs de cannabis mais évidemment aussi Goffman ou Hannertz.
4. Notion essentielle, bien plus pertinente comme finalité de nos actions que la notion de « bonne santé », parce qu’elle introduit l’idée que c’est à chacun de faire ses choix de vie, pour peu qu’il ait les moyens de le faire, et non aux savants de toute obédience.
5. Beaucoup de professionnels continuent de proposer (ou d’imposer) le sevrage à des personnes qui en comptent déjà facilement une dizaine.