La baisse de la libido est un effet indésirable connu mais peu abordé des traitements de substitution aux opiacés. Très peu d’usagers de drogues parlent de ce problème avec les intervenants dans les services d’addictologie du fait du tabou qui l’entoure. Une étude menée auprès de personnes consommant des opiacés par voie intraveineuse nous a permis d’étudier la question.
Les conséquences des opiacés sur la sexualité
La prise régulière d’opiacés peut entrainer certains effets indésirables sur la sexualité. Les opiacés sont connus depuis l’Antiquité pour leurs effets : à petite dose et consommés de manière occasionnelle, ils peuvent augmenter le désir et la performance sexuelle, au contraire à fortes doses et pris régulièrement, ils peuvent avoir l’effet inverse. Une consommation régulière d’opiacés peut provoquer des éjaculations retardées voire impossibles, des difficultés à atteindre l’orgasme, des érections soutenues difficiles et une réduction du désir pour les hommes ; pour les femmes des absences de règles ou des irrégularités du cycle, des dyspareunies (douleurs lors d’un rapport sexuel), des difficultés à atteindre l’orgasme et également une diminution du désir. Tant de mots savants pour dire que les effets des opiacés peuvent empiéter sur la vie sexuelle.
Les traitements de substitution aux opiacés (qui contiennent eux-mêmes des opiacés) sont généralement pris sur des longues périodes, d’où leur influence parfois néfaste sur la sexualité. Au sein d’un couple ou avec des partenaires occasionnels, la diminution de la libido peut conduire à des conflits à cause d’une incompréhension ou d’une frustration, ce qui peut avoir un impact négatif sur l’intimité du couple ou sur l’image de soi. Pour contrer cela, certains usagers choisissent de réduire les doses de leur traitement de substitution, pouvant entraîner une sensation de manque, ou utilisent certaines drogues ou des médicaments détournés pour combler leurs troubles de la libido (1). En d’autres termes, chacun procède comme il peut pour pallier les effets indésirables d’une substance dont il est dépendant sans avoir d’informations concrètes sur les méthodes les plus adaptées.
Ce que la recherche nous a appris
L’enquête PrébupIV, initialement conduite pour comprendre l’acceptabilité des injecteurs d’opiacés vis-à-vis d’un traitement de substitution injectable (voir encadré), a permis d’étudier la question à travers un questionnaire proposé en ligne sur le site Psychoatif.org ou proposé en face-à-face dans des CAARUD en France.
Les 557 personnes qui ont répondu à ce questionnaire étaient toutes injectrices d’opiacés. Parmi elles, 80% étaient des hommes et la moyenne d’âge était d’environ 34 ans et 43% des participants ont indiqué la perte de libido comme complication liée à l’injection de produits. Les analyses de ces résultats ont montré que les injecteurs de méthadone ou de sulfate de morphine étaient environ 2,5 fois plus susceptibles d’indiquer une perte de libido par rapport aux injecteurs de buprénorphine. Ceux qui ont déclaré avoir consommé de l’héroïne étaient également plus susceptibles de faire état d’une perte de libido mais moins que pour la méthadone et le sulfate de morphine.
Enfin, l’enquête a montré que les participants qui ont répondu en ligne étaient 2,5 fois plus susceptibles de signaler une perte de libido par rapport à ceux qui y ont répondu en face-à-face à un questionnaire (devant un travailleur de CAARUD ou un médecin). Le tabou est toujours bien présent.
Les explications
La perte de libido provient de plusieurs facteurs et n’a pas qu’une origine pharmacologique, cependant nos résultats montrent que le facteur prédominant ici est le type d’opiacé consommé. La buprénorphine étant un agoniste partiel des récepteurs des opiacés (qui agit sur les récepteurs des opiacés mais en bloque une partie en même temps) elle a moins d’effet sur la libido comparée à la méthadone, la morphine et l’héroïne qui sont des agonistes complets (et se fixent sur tous les récepteurs). Cependant, la relation entre les opiacés et la sexualité est également une interaction complexe entre des facteurs psychiques, contextuels et socio-culturels.
D’abord, la sexualité peut être perturbée par la place prise par le produit : la consommation donne autant de plaisir sinon plus que la sexualité. L’héroïne en particulier permet d’atteindre des sommets de jouissance. Ensuite, il y a le soulagement que la substance désirée procure : on passe du plaisir au besoin. Le mode de vie tourne alors autour d’un seul objet, il n’y a plus – ou beaucoup moins — de place pour le reste.
Le contexte relationnel est bien sûr à prendre en compte : est-ce que les deux consomment ou qu’un seul ? est-ce un couple depuis des années ? récent ? Ce ne sont pas des questions qui ont été posées dans le cadre de l’enquête, mais la littérature montre notamment que la durée de la relation est particulièrement importante à prendre en considération pour comprendre les vicissitudes du désir entre les partenaires (2). Pour les célibataires, l’incapacité à avoir un rapport satisfaisant peut conduire à des stratégies d’évitement des rencontres, cela appauvrit la vie sociale et affective et peut renforcer l’envie de consommer.
Au niveau de la santé mentale, en dehors des préoccupations plus ou moins « graves » et plus ou moins récentes qui peuvent également marquer l’expérience sexuelle, plusieurs études ont montré que les troubles mentaux, et plus encore leur accumulation, ont tendance à réduire la libido. Cela peut être du fait de la maladie elle-même, par exemple les troubles anxieux ou dépressifs, et/ou à cause des traitements médicamenteux, par exemple les somnifères ou les antipsychotiques.
Concernant le fait que les participants à l’enquête aient plus souvent déclaré une perte de libido quand ils ont répondu à l’enquête en ligne plutôt qu’en face-à-face, cela montre qu’un tabou entoure la sexualité et que celle-ci n’est pas indépendante des attentes sociales. Des nouvelles normes se sont diffusées depuis la fin des années 1960 enjoignant les individus à avoir une vie sexuelle épanouie, elles sont notamment relayées par le cinéma, les médias et Internet (3). Cette injonction d’accomplissement dans la sexualité peut devenir une pression lorsqu’on rencontre des problèmes de désir, on préfère donc les taire pour ne pas subir le regard de l’autre. De plus, un clivage très important existe autour des représentations sur la sexualité : même si les pratiques sexuelles des femmes et des hommes semblent se rapprocher (4), la sexualité féminine reste pensée autour de la sentimentalité et de la conjugalité, tandis que la sexualité masculine renvoie plus au « nécessaire » assouvissement, la pulsion, qui serait par nature plus important que chez les femmes. L’égalité hommes-femmes avance, les pratiques sexuelles évoluent, mais pour autant le contrôle social continue de planer sur les pratiques et les représentations. Les attentes sociales relatives à l’aptitude à avoir un rapport sexuel et à en éprouver du plaisir ont influencé les réponses.
Quelles solutions ?
Du côté pharmacologique, un changement de traitement de substitution peut être envisageable en accord avec le médecin : malgré le fait que nous n’avons pas pu recueillir les doses d’opiacés consommées, la méthadone et le sulfate de morphine apparaissent comme les substances ayant le plus d’effet sur le désir sexuel. Egalement, une diminution du dosage peut être considérée si bien sûr aucun manque n’est ressenti (là encore c’est à discuter avec le médecin). D’ailleurs, l’heure à laquelle est pris le traitement peut avoir de l’influence : lorsqu’il vient d’être pris et que son pouvoir pharmacologique est haut il est plus difficile d’avoir une sexualité éveillée, lorsque son effet baisse alors les dysfonctions sexuelles peuvent diminuer (par exemple le matin juste avant la première prise). Egalement, pour les hommes, la prise de médicaments type sildénafil (le Viagra®) peut être appropriée pour améliorer le bon fonctionnement « mécanique ».
Sur le plan des médecines plus douces, pour les hommes, une récente étude (avec ou sans placebo où ni les patients ni les médecins ne savaient s’ils prenaient ou donnaient le placebo ou le traitement, ils ont été attribués au hasard) conduite en Iran a montré que l’huile essentielle Rosa Damascena (Rose de Damas) avait contribué à réduire les dysfonctionnements sexuels et à augmenter le taux de testostérone chez les hommes traités à la méthadone (5). Et pour celles et ceux plutôt attirés par la méditation, la sexualité peut être utilisée pour fusionner le corps et l’âme et atteindre l’extase de l’esprit et du corps, ce sont les préceptes du tantrisme.
Enfin, pour tous les sexes, un accompagnement psychologique peut être favorable pour ne pas passer sous silence une possible souffrance.
Parmi les effets indésirables dus aux traitements de substitution, les troubles de la libido ont retenu notre attention du fait de l’importance de ce trouble et du tabou dont il fait l’objet, comme le montre le fait qu’il y ait eu plus de déclaration sur Internet qu’en face-à-face. La sexualité est un sujet rarement discuté avec les médecins dans le cadre de la prise en charge pour la substitution et le peu d’études concernant les femmes nous montre qu’elles sont encore ostracisées dans ce domaine. Il est pourtant connu qu’une sexualité épanouie améliore la qualité de vie et peut ainsi être un facteur déterminant d’une prise en charge efficace dans le cadre d’un traitement de substitution.
Laélia Briand Madrid, ingénieure d’études Inserm & SESSTIM
L’étude PréBupIV a été mise en place afin de connaître et comprendre l’acceptabilité des injecteurs d’opiacés vis-à-vis de la buprénorphine haut dosage (Subutex®) injectable comme traitement de substitution. Cette enquête a été conduite de mai à août 2015 partout en France à l’aide d’un questionnaire en association avec AIDES et en collaboration avec Psychoactif, Fédération Addiction, ASUD et Médecins du Monde. Les usagers de drogues et les intervenants travaillant avec eux ont été impliqués dans la construction du questionnaire et sa passation dans une approche communautaire.
Pour les résultats détaillés de l’étude :
Laélia Briand Madrid, Stéphane Morel, Khadim Ndiaye, Salim Mezaache, Daniela Rojas Castro, Marion Mora, Fabrice Olivet, Virginie Laporte, Camelia Protopopescu, Patrizia Carrieri et Perrine Roux. « Factors Associated with Perceived Loss of Libido in People Who Inject Opioids: Results from a Community-Based Survey in France ». Drug and Alcohol Dependence 190 (septembre 2018), pages 121‑27.
Références :
(1) Voir le numéro 52 du magazine Swaps, disponible en ligne gratuitement : http://www.pistes.fr/swaps/52.htm
(2) Charlotte Le Van, Michèle Ferrand et Sharman Levinson, « L’absence d’activité sexuelle : une singularité plurielle », dans Enquête sur la sexualité en France: pratiques, genre et santé, par Nathalie Bajos, Michel Bozon, et Nathalie Beltzer, Editeur : Découverte, Paris, 2008, pages 333‑55.
(3) Michel Bozon. Sociologie de la sexualité. Editeur : Armand Colin, 3e édition, Paris, 2013.
(4) Janine Mossuz-lavau, La vie sexuelle en France. Editeur : La Martinière, 2018.
(5) Vahid Farnia, Faeze Tatari, Mostafa Alikhani, Jalal Shakeri, Moshen Taghizadeh, Hassan Karbasizadeh, Dena Sadeghi Bahmani, Edith Holsboer-Trachsler et Serge Brand. « Rosa Damascena oil improved sexual function and testosterone in male patients with opium use disorder under methadone maintenance therapy–results from a double-blind, randomized, placebo-controlled clinical trial ». Drug and Alcohol Dependence 176 (1 juillet 2017), pages 117‑25.