Là-bas Rudy passait la plupart de ses heures allongé. La télécommande tendue vers l’écran, d’un geste machinal il appuyait sur les touches dans l’espoir de tomber enfin sur une chaîne qui diffuserait des images qui s’accrocheraient à lui, qui ne glisseraient pas dans le vide. Pendant que son co-détenu, assis en tailleur sur le lit du dessus, la bave aux lèvres, somnolait. Des murs à la peinture blanche écaillée ne filtraient rien. La télévision parlait d’un extérieur qui n’existait plus. Parfois un portable parvenait à se glisser dans la cellule, mais avant que la décision d’un prénom à appeler ne fasse son chemin, une fouille des gardes venait le retirer.
Faire quelques pompes le nez dans la poussière, courir en cercle dans la cour, fabriquer des centilitres de bières avec les moyens du bord, raconter ses crimes en fixant le plafond, dessiner des corps de femmes d’un index en l’air, établir des listes mentales de souvenirs heureux, rester mutique face à sa mère en larmes au parloir, allumer une cigarette dont la fumée s’élevait un instant au-dessus des grilles avant de disparaître, s’imaginer massacrer la terre entière, c’en était tout des activités de Rudy. Il ne se branlait même plus. C’était comme si sa chambre d’enfant tapissée de posters, les terrains vagues où il jouait au foot, la cage d’escaliers de la tour, les pentes qu’il déboulait à vélo, les chats fuyards entre les buissons s’étaient évaporés.
Le jour de sa sortie, personne n’était là, on l’avait libéré en avance. Il y avait le soleil, plus gros que jamais. Des bus gigantesques et bleus qui cahotaient sur des routes infinies, un couple dont les insultes tombaient du sixième étage d’un immeuble, de vieilles dames oisives et tout sourire, de vastes collines surplombantes et la ville effrénée qui s’agite, qui éclate de toutes parts, l’envie de courir, courir, courir et le retour au quartier, son quartier. C’était alors le bar où toujours les mêmes vieux et trentenaires déglingués hurlaient, pariaient sur des chevaux, des matchs, un verre à la main et la gueule tenue haute. C’était toujours les mêmes partout postés aux mêmes endroits. Le supermarché dont la caméra de surveillance avait permis l’identification de ses yeux trouant la cagoule. La famille de dealers qui régnait depuis dix ans dans la cité d’à côté et dont le plus grand frère l’avait tabassé pour une centaine d’euros perdus. Et Sarah, qui après quelques mois et deux ou trois baises au parloir n’avait plus donné de nouvelles, aucune trace, et elle était juste à côté maintenant au téléphone près du nouveau stade de foot.
Quand il s’est avancé vers elle, elle a tremblé : « ça va ? T’es sorti quand ? » « Tout à l’heure ». Ils se scrutaient. Avant c’était pour finir par se sauter dessus. « Qu’est-ce que tu fais ce soir ? On va à la plage. » Elle avait maigri, bronzé. Rudy était le même, un peu plus vif depuis que les portes s’étaient ouvertes, que le vent du large l’avait frappé, plus vif, assez pour lui décocher une petite gifle rapide puis lui cracher au visage et la toiser de haut en bas avec une moue de haine avant de se retourner et partir. Dos à ses insultes.
Dans la cuisine sa mère a sursauté et s’est jetée dans ses bras. Ses rides étaient plus marquées, ses cheveux grisonnants, sa robe jaune. Il a retenu un sanglot. A travers la vitre entrouverte il voyait se dessiner le port entre les branches des arbres, et les nuages semblaient à portée de main. Il avait encore besoin de marcher. Il a claqué la porte sans prévenir. Ses pas étaient lourds. Lui revenaient en mémoire les lettres qu’il recevait après que l’une d’entre elles lui annonce le suicide de son frère plein de coke « mes condoléances, courage à toi ». Et il marchait, marchait jusqu’à ce que l’horizon soit bleu, scintillant et calme. Il s’est allongé sur le sable. Avec son briquet a decapsulé une bière. S’est allumé une cigarette. Les volutes volaient loin.
Yohan Hermant