Si les consommateurs d’alcool sont moins stigmatisés que ceux de drogues illicites par voie intraveineuse, l’épidémie du SIDA a au moins eu pour effet, chez ces derniers, de permettre l’adoption de mesures qui ont participé à améliorer leurs conditions de vie. Ainsi, les actions militantes menées dès 1985 par des associations et des professionnels de santé ont abouti à la mise en place de politiques publiques de réduction des risques, permettant le développement de dispositifs tels que les programmes d’échanges de seringues et les traitements de substitution aux opiacés.

Les (sur)consommateurs d’alcool bénéficient eux d’un traitement particulier, l’alcool, en plus d’être légal, relève d’un ancrage culturel très fort dans notre société, et pour en faire partie, il convient d’en maîtriser les codes, de savoir boire. Pour tous ceux qui dépassent l’usage raffiné et transcendent la légère euphorie communément admise de l’ivresse, la seule réponse proposée a pendant longtemps été l’abstinence. Ainsi, nous nous souvenons tous d’avoir entendu parler d’une personne privée de vinaigre dans sa salade et de rhum dans son baba sous peine d’une rechute immédiate dans la plus sévère forme d’alcoolisme, encore aujourd’hui, on entend fréquemment : « Un alcoolique, un vrai, il ne peut plus boire une goutte sinon il rechute direct. »
De nos jours encore, la prise en charge de l’alcoolisme passe la plupart du temps par le sevrage, souvent en cure, accompagné ou non de traitements pharmacologiques, tandis que sur le plan associatif, les Alcooliques Anonymes, AA, constituent la structure la plus représentée. Les AA [1] ont vu le jour aux Etats-Unis, cette association, si elle a permis à de nombreuses personnes de trouver du soutien et d’arrêter de boire, se présente comme néphaliste, c’est à dire prône l’abstinence totale. De plus, elle se base sur la croyance en une force supérieure [2] et invite ses membres à admettre qu’ils « sont impuissants devant l’alcool et qu’ils ont perdu la maîtrise de leur vie » et à « confier leur volonté et leur vie aux soins de Dieu tel qu’ils le conçoivent. ». Si l’association n’est pas religieuse à proprement parler, il semble néanmoins nécessaire d’être prêt à adhérer à une certaine forme de spiritualité pour y prendre part. Ainsi, que ce soit en cure ou parmi les AA, la solution est d’admettre son impuissance devant l’alcool comme une fatalité et de se soumettre, que ce soit à une instance supérieure ou au corps médical.
Fort heureusement, nous observons peu à peu un timide changement de paradigme dans le monde de l’alcoologie. Ces changements résultent, d’une part, des avancées de la recherche et, d’autre part, de la découverte d’une potentielle efficacité du Baclofène pour diminuer l’envie de boire.
En effet, depuis plusieurs années, différentes études ont démontré que la réduction de la consommation d’alcool permet de réduire considérablement, et à plusieurs niveaux les dommages liés à l’alcool [3].
Parallèlement à cela, la découverte de la possibilité d’utiliser le Baclofène afin de supprimer le « craving », ou irrésistible envie de consommer (ici, de l’alcool), a permis de populariser cette idée de réduction de la consommation chez les usagers d’alcool.
Le Baclofène est à l’origine un myorelaxant, un médicament qui permet de décontracter les muscles, mais au début des années 2000, Olivier Ameisen, cardiologue français profondément dépendant à l’alcool, trouva des articles faisant état de la potentielle efficacité de ce médicament pour traiter la dépendance à l’alcool et à la cocaïne. Les résultats de ces études n’ayant pas été confirmés par la suite, la recherche ne s’était pas poursuivie, mais le docteur Ameisen, en désespoir de cause, décida d’expérimenter le Baclofène sur lui-même. En quelques semaines, il décrit avoir réussi à supprimer complètement son envie de boire, et, plus surprenant encore, à consommer de l’alcool à des doses modérées. Il publia dans un premier temps sa découverte dans la presse scientifique [4], mais devant le peu d’impact de son article, il choisit d’écrire un ouvrage grand public, Le dernier verre [5] où il raconte son expérience personnelle avec le Baclofène.
Le livre connut un immense succès, et peu de temps après sa parution, des centaines de personnes en situation de dépendance à l’alcool cherchèrent à se procurer du Baclofène. Cependant, le médicament n’ayant pas d’indication pour l’alcool, peu de médecins acceptèrent de le prescrire dans ce contexte. Dès lors, des associations d’entraide telles qu’AUBES, l’Association Baclofène, le RESAB ou l’association Olivier Ameisen virent le jour avec pour objectif d’aider les usagers à trouver des médecins prescripteurs, et même parfois de se traiter seul avec des produits achetés sur Internet.
Le Baclofène suscita un tel engouement parce qu’il permettait, en théorie, de supprimer l’envie de boire et de rendre indifférent à l’alcool, laissant ainsi le choix de continuer à consommer de l’alcool ou non, sans pour autant craindre une rechute. Ce dernier point est toutefois soumis à controverse car même parmi les militants du Baclofène, beaucoup considèrent que l’abstinence reste néanmoins indispensable. Il n’en résulte pas moins que les alcoolodépendants ont pu, par l’apprentissage et le partage de connaissances, se faire porteurs d’une revendication, à savoir l’accès au médicament, qui a débouché sur une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) en 2014.
Depuis 2013, un autre traitement est apparu sur le marché le Sélincro® (Nalméfène). A l’instar du Baclofène, il ne vise pas au maintien de l’abstinence mais à la réduction de la consommation. Si l’efficacité de ces traitements est discutée, ils permettent cependant aux professionnels de santé d’assoir une certaine légitimité à accompagner les personnes à la réduction de la consommation d’alcool plutôt qu’à l’abstinence : ces nouveaux outils thérapeutiques laissent place à un risque moins important d’échec des personnes face un objectif qui n’est plus l’arrêt complet de la consommation.
Le but de cet article n’est en aucun cas de soutenir l’efficacité des médicaments évoqués, mais de souligner qu’ils participent à induire un changement. Ces changements ne s’observent d’ailleurs pas seulement dans le monde pharmacologique et diverses initiatives éclosent, offrant un soutien aux usagers d’alcool en difficulté pour trouver des outils de gestion de leur consommation. En région PACA, on peut mentionner le programme « Choizitaconso », mis en place au CSAPA d’Avignon, ce programme d’éducation thérapeutique du patient propose 10 ateliers de 2h, répartis sur 10 semaines, pour comprendre le fonctionnement de l’alcool et développer des compétences pour maîtriser sa consommation. A Marseille, l’association Santé ! Alcool accompagne ses usagers à la réduction des risques, là, il s’agit moins de réduire la quantité consommée que de sécuriser l’usage, par exemple en apprenant à lisser ses consommations mensuelles afin d’éviter le manque d’alcool en cours de mois faute de moyens.
Il apparaît enfin important de rappeler que pour certaines personnes, des complications médicales rendraient préférables l’arrêt de l’alcool, il n’en reste pas moins que l’abstinence totale est difficile à atteindre et à maintenir, et que consommer moins et/ou mieux participe toujours à améliorer la santé physique et/ou psychologique. Abstinence totale ou partielle, consommation contrôlée ou incontrôlée, la décision n’appartient qu’aux usagers, et le plus important reste, aussi naïf que cela puisse paraître, de tirer bénéfice et plaisir de ce choix.
Marie Costa, doctorante en santé publique, Inserm & SESSTIM
« Dans le cadre de ma thèse, je m’intéresse à l’accès au soin pour les personnes en difficultés avec leur consommation d’alcool, et plus particulièrement à l’acceptabilité, par le corps médical et par les usagers, de la réduction des risques et/ou de la consommation comme objectif thérapeutique. »
Références :
1 Suissa AJ. Philosophie des 12 étapes des Alcooliques Anonymes en Amérique du Nord : aspects critiques et psychosociaux, Abstract. Psychotropes 2011;17:127–43. doi:10.3917/psyt.173.0127
2 Suissa AJ. Entre impuissance et abstinence chez les Alcooliques Anonymes : vers le développement du pouvoir d’agir, Between powerlessness and abstinence among Alcoholics Anonymous : towards the development of the power to act. Psychotropes 2014;20:79–102. doi:10.3917/psyt.201.0079
3 Rahhali N, Millier A, Briquet B, et al. Modelling the consequences of a reduction in alcohol consumption among patients with alcohol dependence based on real-life observational data. BMC Public Health 2015;15:1271. doi:10.1186/s12889-015-2606-4
4 Ameisen O. Complete and prolonged suppression of symptoms and consequences of alcohol-dependence using high-dose baclofen: a self-case report of a physician. Alcohol Alcohol Oxf Oxfs 2005;40:147–50. doi:10.1093/alcalc/agh130
5 Ameisen O. Le dernier verre. Denoël. 2008.