Mes biens chers pairs

Monique nettoie les toilettes et serpille là où l’anonymat dépose ses reliquats ; un virage de l’unité – danse dans sa blouse. Un an (pandémique) s’est écoulé sans possible retour « au pays » ce sur quoi bien ancrée au lino du service, outre l’assignation pavillonnaire au C.H., n’en demeure pas moins balayé, Monique dansait déjà au boulot. L’entendant souffler qu’elle témoigne dernièrement dans un gros livre depuis son expérience au Rwanda, elle se trémousse, rebondit, étincelante, entraîne des patients sous le seuil de l’attention, trop belle.

Samir, casque monté sur un fin duvet crépu, le ventre agnostique, déboule sur l’H.D.J. la chorégraphie interne impeccable et rude de précision. Dépassées les portes de l’atelier musique, il s’éteint brut, s’endort systématiquement.

Le ventre à l’air, Mohamed retrace le manège circulaire de l’aile Est en boucle, gueulant selon un dialecte insaisissable : injures, monologue haineux d’incompréhension, revendiquant. Spacieux, l’écran T.V. diffuse des images colorimétriquement nauséeuses – un réglage luminothérapeutique s’imposerait – parmi quoi des clips musicaux. Sensible à certains courants d’airs, son corps alerte raisonne et s’aligne à la musique ; Mohamed danse dans son pyjama bleu tout ce que nous ne discernerons.

Je participe aux ateliers d’expression artistique et corporelle sans détermination de rôle évidente, profite autant sinon plus qu’eux des exercices proposés par mes collègues aux usagers. Je demeure par voies de parenthèses forte de suggestions alternatives et crois pouvoir ainsi étiqueter ma casquette de « réversible » en bénéficiant de l’atelier double.

En suggérant une nouvelle chanson à l’oreille de ma collègue – frustrée par le mono-mouvement véhiculé au morceau premier – Élisabeth acquiesce incertaine, ce que Nino, la carapace obscure, décompose en une série de mouvements variés, assimilables au déplié de danse. Le désarticulé du devenir coach que ses pairs copieront habiles, j’aperçois à ma droite Élisabeth se déchaîner. On eût prétendu assister à la possible, soudaine et brutale réouverture des discothèques à bloc.

Aline parle très fort et n’en pense pas moins, propos pourtant banals et impersonnels. Elle décortique par cœur des ateliers d’une heure trente, surpasse le thérapeute en ce sens où elle introduit une pause à mi-séance, animée par l’urgence rigoureusement pilotée du passage aux toilettes. Tout un chacun s’y astreint, l’attend de retour. Ensuite, c’est une bombe d’énergie dans un corps maigrichon. De la bouteille expérientielle, elle dépote, respirant la vie brouhaha.


En arrivant à l’hôpital, vierge de missions définies, j’ai été accueillie en plusieurs lieux par correspondance aux plages d’un planning d’activités thérapeutiques à destination des usagers du lieu. Je ne saurais déterminer dès le départ si ma participation eût été celle d’une usagère nouvellement admise, sinon plus d’une collègue en observation, ou encore celle d’une paire collaboratrice. Toujours est-il que j’ai été initiée, intégrée à une gesticulation ô combien calibrée par ses colporteurs, ses prétendants assidus, sa temporalité inhérente à son espace d’exécution.

La répétition du mouvement, ici des activités, des entretiens, des repas, des temps formels et informels – tout est rigoureusement programmé – vise le renforcement de repères « conformes » – à noter que les standards de l’hosto’ se distinguent de ceux de la société qu’il récupère à la cuillère de chicorée – pour l’usager de passage, périodes de fréquentation oscillant entre quelques semaines et vingt ans. Aussi, l’installation d’une routine « d’entre les murs » vient sécuriser et conforter des personnes vulnérables, marquées par une épopée psychiatrique le plus souvent inavouable. L’habitude plus ou moins contrainte enjoint petit à petit à la dépendance et à l’irrépressible gouffre que je traduirais par une forme de chronicisation admise, avec le soutien et la complicité du corps soignant.

En arrivant à l’hôpital, les usagers sont inscrits à des ateliers thérapeutiques pour une durée d’un an, je le crains, renouvelable. Attrapant par la force des choses le train en marche, je rebondis sur invitation aux ateliers de mes collègues de travail, dont l’un servira de modèle, si ce n’est de prototype systémique. Le titre s’émancipant du contenu, je ne rencontre ni les récits, ni les amusements prononcés, au sens où je les appréhendais (jeux de société) + (ce qui n’est pas plus mal). Il s’agit plutôt d’un enchaînement d’exercices basés sur l’échange et qui passent par le corps, la voix, l’attention portée à l’autre, l’ancrage dans l’espace de la pièce.

Ce qui alors me trouble le plus – outre la forme dérivée de l’intitulé – est l’anticipation avec laquelle des participants – même passifs – précipitent chaque étape d’un protocole qui, pour un hôte observateur, pourrait s’apparenter à quelque rituel ésotérique. L’ardente – un euphémisme – et précise mémoire avec laquelle se dévide la séance depuis les corps des usagers me confond dans l’éprouvé de frayeur et d’interrogation. Tels des cyborgs, je les observe décortiquer à la lettre un enchaînement de gestes et de sons gutturaux destinés à les accompagner vers leur propre rétablissement. Les étapes se succèdent sans surprise, corrélées à la temporalité de la séance. Des assuétudes** comportementales ancrent et chronologisent chaque segment charnière ; ma chair de poule.

Depuis quand les patients effectuent cet atelier ? Quelle évolution aura-t-il connu dans les vingt-quatre derniers mois ? Confondue entre scénario d’anticipation de court-métrage dystopique* et la métaphore du cobaye dépressif chronique, bourré de TOC dans sa roue, je respire en gonflant le ventre, les mains sous les côtes, pour tâter la bouffée d’angoisse.

En déplaçant la plaie, j’aperçois discrètement le dessein d’une chorégraphie. Une organisation presque logique des mouvements qui s’approcherait de la danse, d’une répétition pro’. Les usagers exécutent aux abords de la perfection et de l’autonomie un flash-mob à tonalité thérapeutique, tel qu’il leur a été servi depuis, admettons, une année.

Vives et agiles, dans ma tête s’agitent les images de cette coordination révélée dans les tréfonds de l’unité, j’imagine déplacer le titre originel […] vers l’original du « soin chorégraphié ». L’espace de la salle troqué contre la scène des « Assises Internationales de la Psychiatrie et de la Santé Mentale » où un petit groupe dont on relève l’expertise interprète la pièce face public composé de pairs, de proches et de soignants. Mettant à l’honneur – à l’évidence – la trace, la conscience et coordination des corps, l’organisation et harmonie du geste, la gestion des émotions. La beauté, la simplicité, l’intelligence et la singularité de cette danse – reconnues et subventionnées par de multiples mutuelles mécènes – profitent au financement d’une salle d’exploration du geste-soin, au nom de la danse-mémoire, dans une démarche imprégnée d’empowerment engageant la révélation d’individualités. Les danseurs-chorégraphes et usagers développent dès lors et à proximité de l’indépendance une série de gestes simples irradiés de sérénité, s’attiraillent de connaissances solides inhérentes au corps personnel et collectif, développent parallèlement une aisance et un rapport d’équilibre au contact de l’autre. Ce qui engrena la contenance pour des laps temporels incommensurables depuis l’acte répétitif d’entre les parapets garde-fous se délite vers un support d’ouverture sur l’horizon, tandis que ces humains intègrent le laboratoire en rythme, corrélativement à l’éloge de l’existence.

Natacha Guiller

*De dystopie, nom féminin. Société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, telle que la conçoit un auteur donné.
**Assuétude, nom féminin. Habitude, du latin assuetudo. Dépendance à une drogue.
https://www.larousse.fr

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