Les dernières lettres

8 novembre 2000

Cher Franklin,
Je ne sais pas pourquoi mais quelque chose qui s’est passé cet après-midi m’a poussée à t’écrire. En temps normal, je te l’aurais simplement raconté, mais je dois m’habituer à tes visites moins fréquentes, donc je t’écris. Sylvie m’a prêté deux livres de Stefan Zweig et j’étais en train de la remercier sur le pas de la porte de ma chambre quand Angélique est sortie de sa léthargie. Elle s’est empressée de me raconter la fin tragique de cet auteur au Brésil, et de suggérer que ce n’était peut-être pas une lecture adaptée. La Belle au bois dormant a donc une langue ! Je te rassure, elle est retombée dans son coma habituel assez rapidement.
En atelier d’ergothérapie, je suis en train de peindre un portrait de toi. J’ai un mal infini à trouver les bonnes couleurs pour tes yeux verts noisette avec une touche de bleu, je ne suis même pas sûre d’y parvenir.
En espérant te voir bientôt, je t’embrasse.

Ton Anna


15 novembre 2000

Cher Franklin,

Je me sens comme cette femme dans le livre que j’avais tant aimé, Il faut qu’on parle de Kévin, de Lionel Shriver. Rappelle-toi, elle écrit à son mari Franklin et on ne s’aperçoit qu’à la toute fin du roman que ce dernier est décédé, assassiné par leur fils. Sauf que tu n’es pas vraiment mort, puisque tu n’es jamais vraiment né.
Je ne t’ai pas vu depuis le 5 novembre, je viens de passer les dix jours les plus longs de toute mon existence. Je lis beaucoup, c’est le seul moyen de s’évader de cet endroit aux fenêtres condamnées. Si la bibliothèque de la clinique compte bien quelques classiques, je n’ai malheureusement le cœur qu’à lire des romans à l’eau de rose, sans intrigue et sans mordant. Tu me manques terriblement, le fait de ne plus te voir aspire toute mon énergie vitale. Je ne trouve pas les mots pour décrire le brouillard épais dans lequel je me trouve sans tes visites.
Je t’embrasse fort, comme je t’aime.

Anna


20 novembre 2000

Franklin, mon Franklin,

Je sais que c’est une bonne chose que de ne plus te voir, mais cela me fait souffrir. Je m’étais habituée à tes visites fréquentes, à te parler, tu étais mon bon ami, mon confident, mon amoureux, ma moitié, la personne qui me connaissait vraiment.
Je t’imagine en train de me lire, à voix haute peut-être, toi qui aimes tant lire. Je me souviens t’avoir observé religieusement pendant que tu lisais la correspondance enflammée entre George Sand et Alfred de Musset. Tu y prenais tant de plaisir, les mots coulaient vers ton visage si pur, tes lèvres entrouvertes. Tu étais si absorbé par ta lecture que tu ne sentais pas mon regard te dévorer. Mon désir quasiment incestueux pour toi était alors à son comble. Ne pas pouvoir te toucher ne faisait qu’exacerber mon envie de toi.
Ta beauté et ta pureté me manquent tant.
Je t’embrasse,

Ton Anna, pour l’éternité


2 décembre 2000

Mon cher Franklin,

Je dois me rendre à l’évidence, je ne te verrai sûrement plus. Je ne peux que t’écrire et t’imaginer en train de me lire. Je me sens comme aspirée dans un vortex spatio-temporel, les injections retard sont de plus en plus dures à supporter, même si les médecins ne cessent de me répéter qu’il s’agit du traitement le mieux adapté pour moi. Cependant, ne plus te voir me semble si cruel que je ne suis même plus sûre de vouloir guérir.
J’ai lu la biographie de John Nash, Un cerveau d’exception, le livre dont est tiré le film Un homme d’exception, avec Russell Crowe. Evidemment, cela m’a fait penser à toi, aux premiers instants où tu es apparu dans ma vie, à la joie immense que tes visites me procurent, ou plutôt me procuraient. Je ne devrais sûrement pas t’écrire cela, mais je t’aime, voilà c’est dit, posé, écrit.


24 décembre 2000

Cher Franklin,
Joyeux Noël mon cœur !
Je me suis enfin décidée à parler de ces lettres à mon médecin et la sentence est tombée. Je ne dois plus t’écrire. Sache que cette lettre sera ma dernière. Le Docteur Huchon est formel ; si l’écriture est libératrice, ta présence en moi ne l’est pas. Je dois te laisser partir, ne pas toujours t’imaginer en train de me lire, de lire tout court, de vivre. Franklin, adieu, à jamais. Tu resteras à jamais mon ami, ma lumière, mon amour.

Julie Marguier

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