La Cellule

La Cellule (Par ALex Sapho)

Chapitre 1 : Episode 1Episode 2Episode 3Episode 4
Chapitre 2 : Episode 1Episode 2Insert
Chapitre 3 : Episode 1Episode 2

« Un bruit sourd dans le couloir. Elle connaît bien ça. Le reconnaît plutôt. On vient de cogner quelqu’un contre le mur. Trop bavard, geignard ou récalcitrant. Ça pleure aigu. C’est une fille. Rivka, au fond de sa cellule, a beau mépriser les larmes, son empathie (sorte de miracle) est restée intacte. La porte s’ouvre et la merdeuse est jetée sans ménagement à l’intérieur. Elle observe du fond de son apathie et de ce qu’il lui reste d’humanité, la jeune fille balancée à ses pieds.

Deux minutes s’écoulent, avant qu’elle se lève enfin et considère ce qui semble n’être plus qu’un tas de loques, de sang et de larmes.


CHAPITRE 1

Épisode 1
– Mouche-toi. Torche-toi surtout. Tu en as de partout.
Rivka est en train de tendre devant elle un amas de tissus et de papier mais la petite chose blonde ne réagit pas. Accroupie, elle entreprend donc le nettoyage de son épaule ensanglantée puis retournant le boudin souillé, lui essuie sans ménagement le visage, insiste sur son nez.
– Quel âge as-tu ? T’es pas une gamine en fait…
La petite chose blonde la regarde intensément – une supplique – avant de baisser les yeux et de répondre honteusement.
– Dix-huit ans.
Rivka n’enfonce pas le clou mais se relève et jette les torchons dans le coin près de la porte. Désormais assise sur sa paillasse, elle crache dans ses mains pour les nettoyer tant bien que mal, en les essuyant sur le petit bout de tissu qu’elle avait conservé. Elle n’a que deux ans de plus, et c’est ici que se sont déroulées ces deux dernières années. Elle a pu les compter. Pour ce qui relève du temps précédent, c’est trop approximatif. Elle ne s’en était pas préoccupée à son arrivée, à mille lieux d’imaginer que les détenus étaient privés de ce genre de repères. Plus de jour, plus de nuit, c’est ainsi qu’on les « cassait » dès le départ. Il fait nuit. La petite chose blonde a cessé de renifler et s’est endormie contre elle, sur sa natte. Rivka n’a plus de place et sent le mur rugueux contre son dos déjà si douloureux. Elle ne peut pas dormir, n’en a même pas envie, tiraillée entre des sentiments contradictoires : l’agacement, le mépris pour cette petite chose chaude blottie contre elle, si faible, si vulnérable, et un élan viscéral, une envie de protéger qui la surprend et la remplit.
Elle n’est plus seule.

Épisode 2
Rivka gueule dès le lever du jour. Larmes, colère, violence, tout y est.
– La merdeuse que vous m’avez refilée hier est pleine de poux ! Ses cheveux sont dégueulasses, remplis de lentes, et puis ses poux de corps, merde !
Les matons dehors se mettent à rire. Elin, elle, fauchée dès le réveil par cette inconcevable injustice semble plus perdue que jamais, et ne reconnaît pas en la furie pleine de haine qui l’insulte gratuitement, la grande sœur protectrice qui l’a bercée toute la nuit.
– Rasez-la !
Rivka éructe. Elle n’est que rage et mépris. Cela semble amuser les matons.
– Ben tu t’en charges ! Tiens, fais-le avec ça devant nous, ordonne l’un des gardiens en ouvrant la porte en grand, muni d’un étrange outil.
– J’y touche pas ! (Rivka joue gros sur ce coup-là).
– Tu vas le faire putain !
Et ça marche. Elin est désormais rasée. Ce que voulait Rivka. Moins attirante, famélique. Protégée de leurs désirs. Rien ne se passe, pas un mot échangé entre elles jusqu’au lendemain. En fin de matinée, ils font sortir Rivka pour ce qu’ils appellent « la balade » : dix minutes à l’air pur dans la cour, le long des murs, sous le regard désabusé des vieux gardiens, et ceux lubriques des plus jeunes. Ces derniers essaient de discerner les formes sous les tuniques amples et trop rêches dont on affuble les filles. On les entend ricaner et attribuer des notes.
Les plus anciennes arrivées, appelées « primsa » toisent les « deuxa », plus récentes, avides et déçues de ne pas trouver matière à se battre. Si elles sont censées être réprimandées dans ces cas-là, elles savent néanmoins que les matons se régalent de ces combats. Elles sont redoutables. On y voit toujours l’humiliation de la plus faible, de la haine à l’état pur, des seins et des fesses qui s’échappent des tenues.
Bien mieux qu’un combat de chiens… Rivka naturellement croise certains de leurs regards, et ne baisse pas les yeux ; elle les connaît déjà. Au grand regret des « filles du bas » (les primsa sont incarcérées au rez-de-chaussée), il n’y aura pourtant pas de bagarre aujourd’hui :
Rivka a déjà le regard perdu au loin, plus loin que les murs qu’elle longe en suivant la file. La réflexion est profonde. Suffisamment pour ne pas prêter attention aux filles qui vocifèrent : « espèce de folle », crachent certaines. « On l’a pourtant bien démontée ! », hurlent d’autres.
Rivka n’a pourtant rien fait à l’encontre de ces femmes. Ni une balance, ni une séductrice, ni une pleureuse. Discrète et loyale au possible dès son arrivée. Malgré tout, elle n’est pas des leurs. Ni grande gueule, ni soumise, et encore presque jolie en dépit de ce qu’elles lui ont fait subir. C’est sans doute pour cela, entre autres, que sa simple présence leur hérisse le poil. Au retour de la promenade, sa codétenue est assise sur sa natte en raphia et se lève
expressément en s’excusant dès qu’elle franchit le seuil de la cellule. Rivka a un pincement au cœur (merde, je lui fais peur à ce point ?). Elle lui sourit et l’invite d’un geste à se rassoir.
– Vas-y, insiste-t-elle. Ça a été ?
La jeune fille penaude hausse les épaules.
– Ils ne sont pas venus au moins ?!
Un « non » interloqué, signifié par un mouvement de tête de gauche à droite, tel un enfant plongé dans la plus totale incompréhension.
– Bien, souffle Rivka. Ce n’est pas encore, alors. »


Entre guerre et totalitarisme, les détenus ont renoncé même à comprendre les raisons de leur détention.


Episode 3
« Réminiscence »
Les « primsa » (premières à avoir été incarcérées) n’étaient plus des femmes. Elles s’étaient muées en brutes au cours des années. Même les matons ne faisaient plus appel à elles pour soulager leurs besoins sexuels. Elles savaient qu’à force d’horreur et de vulgarité, elles avaient fini par gagner ce pouvoir qui inspirait une sorte de crainte et de dégoût à leurs propres geôliers. La situation était complexe tant elles se sentaient à la fois fières, épargnées, et abandonnées.
Les autres hommes n’étaient jamais visibles. Tous les prisonniers mâles avaient été isolés dans l’aile gauche de la prison. A tel point que l’on doutait même de leur présence. Mais des bruits couraient, régulièrement entretenus par les « primsa » qui se plaisaient à fantasmer ou rire grassement de leur isolement à deux pas de ces détenus de l’autre sexe.
Rivka, deux mois auparavant environ, avait été réquisitionnée pour couper les cheveux et tailler la barbe d’un maton. Son corps et son visage encore empreints de féminité avaient dû justifier ce choix. Finalement, elle se trouvait ravie de sortir de sa cellule, toute «distraction» autre que les viols à répétition étant bonne à prendre. Elle en profiterait pour repérer les lieux, découvrir la condition de ses comparses et (activité favorite), tenter de percer à jour la psychologie de chaque maton. C’est le n°25 qui avait besoin d’elle. Accompagnée par l’un des gardes, elle entra dans un petit bureau blanc-gris en piteux état qui avait été aménagé comme un salon de barbier. L’homme l’attendait, assis face à une table plaquée contre le mur et surmontée de plusieurs petits miroirs accrochés dans un équilibre précaire. Il sourit à sa vue, visiblement satisfait de son choix.
Rivka poussée brutalement vers lui se mit immédiatement au travail, avec une douceur de sainte. S’appliquant pour la coupe de cheveux (jugée parfaite) elle se focalisa ensuite sur la barbe. Avec une surprenante dextérité, elle jonglait entre la mousse, le blaireau et les lames de rasoir, consciente que la moindre égratignure pouvait lui valoir de terribles punitions, engendrer des choses inimaginables.
Dès qu’elle rasait les poils durs du menton, elle s’obligeait à respirer plus lentement car son envie de planter la lame dans le cou du maton était irrépressible. Des images de carotide sectionnée et de sang inondant tout, ne cessaient d’affluer dans son cerveau.

A la fin, l’homme se caressa le visage et le crâne puis demanda à Rivka d’un signe de tête l’un des petits miroirs. Il lui semblait à elle qu’elle avait raté une opportunité. De s’enfuir certainement pas, mais de faire du mal, de faire quelque chose qui la soulagerait de sa souffrance et de sa condition.


Lui tendant le miroir, une idée jaillit. L’homme scrutait son reflet avec un contentement épanoui. Il le lui rendit enfin et, mimant la gauche attitude d’une petite fille, Rivka fit semblant de faire tomber la glace. Elle avait dû frapper fort au contraire pour qu’il se casse. Toujours comédienne et comme prise de panique, elle s’affairait maladroitement les yeux rivés au sol pour ramasser les brisures. Le maton vociférait sur son fauteuil, lui donnant de temps à autres des coups sur le crâne et la nuque.

Rivka jubilait. Elle avait réussi à subtiliser deux gros éclats du miroir qu’elle tentait de dissimuler dans sa culotte. Elle en fut quitte pour plusieurs paires de gifles qui mirent ses joues en feu et martyrisèrent sa mâchoire, puis pour finir, une brutale fellation. Qu’importe, elle repartait avec son butin suffisamment grand pour se voir, pointu pour tuer ou se tuer.
Un trésor inestimable.


 Episode 4
«Une journée»
Echappant curieusement à la cruauté de la hiérarchie, Elin fut enfin autorisée à sortir en balade aux côtés de Rivka, qui telle une louve veillait, tous les sens en alerte. On cria, on railla, on insulta, mais rien de plus, et ce pendant trois jours. Loin d’être rassurée par ce calme apparent, Rivka suspectait un plan fomenté par les «Primsa», que les matons dans une complicité tacite ne pouvaient ignorer. Elle redoubla d’efforts, de vigilance à l’égard d’Elin et lui enseigna les derniers rudiments d’une vie qui n’en était plus une.
Puis il y eut cette fin d’après-midi au cours de laquelle Elin découvrit sa protectrice sous un tout autre jour. Rivka qui venait de lui prodiguer d’autres nouveaux conseils et mises en garde semblait véritablement abattue. Mais au lieu de «rentrer en elle-même», chose courante qui stupéfiait Elin lorsqu’elle la voyait s’assoir, se couper de tout, le regard fixe, absorbée, silencieuse pendant de longues heures, elle s’ébroua vivement tel un jeune chien puis se lança dans une désopilante imitation des matons. Elin tout d’abord stupéfaite, fut bientôt secouée de fous-rires en reconnaissant chacun des gardiens. Rivka tentait de réprimer les siens tout en posant ses mains sur la bouche de sa co-détenue, puis elle se mit à exécuter des pas de danse qui la subjuguèrent. Elle s’interrompit presque aussitôt. Tu sais danser ?

CHAPITRE II 

Episode 1
“La paye”
Des éclats de voix, de la musique et des bruits divers parvenaient jusqu’aux cellules.
Elin, gargarisée par ce semblant de gaité et l’atmosphère de fête que les rires des gardiens et les verres cassés confirmaient, se mit à exécuter dans la cellule les pas de danse que Rivka lui avaitappris quelques jours plus tôt.
– Quoi ? lança-t-elle. C’est plus gai, tu ne trouves pas ?
Rivka releva doucement la tête, fatiguée, épuisée déjà, à l’idée d’asséner une nouvelle vérité à Elin.
– C’est jour de paye…
– Et ?!, renvoya la petite, ridiculement frondeuse.
– ET ils la dépensent en alcool, ET ils sont saouls, ET ils sont plus désinhibés et brutaux que d’habitude.
– Et ? (formulé bien plus timidement).
-Et… tu risques d’y passer cette fois.
Rivka désormais debout, s’affairant en tous sens, lui fit réciter ce qu’elle lui avait appris précédemment.
Une chose était nouvelle néanmoins : la phrase qu’elle lui chuchota à l’oreille en la prenant dans ses bras quand on vint la chercher.
– On peut s’évader. Tiens le coup et fais-moi confiance. On pourra partir.
Rivka fut «choisie», mais quelques minutes plus tard, on entendit les cris d’Elin.


Episode 2
“Fin de nuit”

Quoique souillée et brisée, Rivka accompagnée d’un gardien pour rejoindre sa cellule, ne pensait qu’à Elin. Longeant les couloirs, elle imaginait et ressentait dans sa chair les frayeurs de sa codétenue si peu aguerrie et tellement vulnérable.

Le maton ouvrit la porte et poussée à l’intérieur, elle découvrit Elin hagarde, enroulée ridiculement dans la natte de raphia qui leur servait de lit. Rivka s’assit contre le mur opposé, n’osant la toucher.
Respectueuse de ses douleurs, elle ne s’exprima plus, oubliant même les siennes.
Ils avaient pourtant été trois ce soir, à la lécher toute entière, lui pincer les seins, lui mordre le ventre puis se lancer dans une parodie de rivalité pour la pénétrer tels des bêtes, au milieu des rires gras et des bousculades. Plus qu’obscènes, ils étaient hideux et grotesques. Absurdes. C’est ce qu’elle se répétait pour annihiler la peur, oublier leur sueur, leurs odeurs.
Néanmoins, elle avait remarqué qu’ils ne la frappaient plus au visage ni ne lui introduisaient d’objets, peut-être soucieux, supposait-elle, de lui conserver un aspect désirable. Plongée dans ses réflexions, elle réalisait que dans le chaos de la guerre, lorsque tout est permis, l’homme se permet tout.
– Je suis là. Ça va aller… ça passe, tu verras.
Une heure peut-être s’écoula ainsi. Elin opérait parfois un imperceptible mouvement du buste qui ressemblait à un bercement, Rivka tentait d’effacer à petits coups d’eau puisés dans le seau les outrages passés.
La porte s’ouvrit à nouveau et deux hommes inconnus les empoignèrent.
Elin qui s’était remise à parler à leur approche, hurlait à présent.
– Ika ! Ika !
Et ce cri se perdait au fond des couloirs.
Rivka, maintenue fermement par l’homme qui la dirigeait dans le sens opposé cria sans discontinuer :
– N’oublie pas ce que je t’ai dit ! N’oublie pas ça !
Deux portes claquèrent.

– Insert –

(Mot retrouvé dans le tiroir de bureau de l’un des matons en chef, le no 27).

« Le temps passe. Et si l’on ne tente pas de conserver certains repères, comme le fait Rivka, une détenue du 2ème, qui s’acharne à graver au sol des petits traits pour compter les jours, on peut devenir fou ou bien se dit-elle lorsqu’elle est fatiguée de lutter, se retrouver dans un « non-espace-temps », tel un zombi libéré de toute conscience et volonté, de toute souffrance peut-être, pour qui la passivité et l’oubli seraient les solutions suprêmes (elle me questionne parfois à ce sujet lorsque nous parvenons à être seuls, lors du temps qui m’est imparti pour ces coïts qui font la joie de mes collègues mais auxquels je ne m’adonne pas).
Elle a oscillé entre ces deux pôles très souvent, tout en étant malheureusement très désavantagée par rapport à une jeune femme lambda. Le passé, toujours et encore laisse des traces et c’est déjà blessée qu’elle est arrivée au Village-Bunker de détention (j’ai cru comprendre qu’elle ne venait pas de l’enceinte mais de la ville même, je devine qu’elle a connu la Fosse). Cette prison ensuite, pendant deux ans, d’après ses calculs approximatifs et les miens. Elle était belle pourtant, malgré ses cicatrices et ses ongles en deuil, avec une sorte de dignité et un incroyable vocabulaire émaillé de grossièretés. L’effet est toujours saisissant.
Sa pulsion de mort avait fermement pris le dessus sur sa pulsion de vie quand fut balancée à ses pieds sa jeune codétenue, dix ou onze jours après sa dernière tentative de suicide. Depuis, comme investie d’une mission, mue par une force qu’elle ne croyait plus posséder, tous ses efforts se sont dirigés vers Elin avec un instinct maternel sorti de nulle part, aussi maladroit que sincère.
Je ne pense pas être amoureux (elle est à peine plus âgée que mes filles), ne sais pas pourquoi j’écris à son sujet. Son intelligence et son désespoir brisent quelque chose en moi chaque fois que je la regarde. J’aimerais l’aider mais je suis lâche. Je ne suis qu’un pion… »

CHAPITRE III – Episode 1

Enfer et damnation ! Pestilence et abomination ! Elin sursauta et vit Rivka debout, lui désigner son seau à excréments.
– Quoi ? demanda-t-elle, incrédule.
– Quoi ?! Mais t’as bouffé d’la taupe ma parole ! Sous la colère feinte de Rivka, il y avait l’envie de dédramatiser les viols et toutes les horreurs des derniers jours par le plus trivial des sujets, quitte à utiliser l’humour d’un gosse pour en venir au fait.
– Couvre-moi ce truc et tu appelleras, sans quoi on va crever asphyxiées par ton « cadeau du matin ». Elin gloussa tout en cachant son visage entre ses mains. Elle se leva, cherchant un couvercle potentiel. Rivka plus rapide lui tendit un carré de carton caché sous leur natte de raphia qu’elle déposa, faute de mieux, sur le seau.
– Je voulais juste te faire rire (un silence…), ça m’arrive aussi. Ça nous arrive à toutes lorsqu’ils n’empruntent pas le « chemin habituel » et qu’ils sont trop brutaux. L’explication et les conseils qui suivirent furent crus, rapides.

Elin, désœuvrée, se rassit dans un coin de la cellule. Contrairement à Rivka qui pouvait se perdre de longs moments dans son monde intérieur, en réflexions si profondes que la concentration mise en œuvre créait sur son visage des rides impressionnantes, elle s’ennuyait. Tripotant machinalement les petits fils qui bordaient la natte de leur lit, elle ne cessait de souffler, le tout entrecoupé de soupirs à fendre l’âme. Rivka connaissait désormais ce petit manège.  » Une enfant « , se disait-elle.  » Mais elle ne réfléchit donc jamais cette gamine ? «  Cela l’exaspérait d’avoir à occuper sans cesse cette fille, à peine plus jeune qu’elle, qui incarnait toute la vacuité de leur existence dans ces lieux, chose dont elle se serait largement passée.

Pourtant, la détresse de sa codétenue, qu’elle regardait de plus en plus comme un petit animal la touchait sincèrement. Privée de tout, confinée dans quelques mètres carrés, sans aucune distraction (Rivka elle, rêvait de livres, de feuilles et d’un crayon, d’un bloc d’argile et de musique), à quoi rêvait-elle de son côté ? Elle se transformait en un être uniquement défini par ses besoins : boire, manger, déféquer, uriner, dormir. Un mammifère réduit à ses fonctions premières.

Elles vivaient donc toutes deux avec le minimum vital, ne travaillant même pas (une rumeur courait sur le fait que les Primsa du rez-de-chaussée avaient ce « privilège ») et n’avaient pour distraction que la sortie du matin, sous les regards lubriques des unes et des autres, les gardiens égrillards, ne se privant jamais d’une remarque salace.

C’était l’heure de la balade justement. Rivka n’y fut pas conviée.

Dix minutes plus tard, alors que le gardien n° 25 et le n° 27 discutaient côte à côte sous un ciel brumeux d’un jaune malade, transpirant déjà à cause de la chaleur accablante, Elin fut prise à partie par deux Primsa. Le n° 27 se redressa, tous les sens en alerte, tandis que son collègue n° 25 ricana :

– Son heure est venue ! Je m’étonnais aussi que la blondinette n’ait pas subi un bizutage dans les règles. Faut dire que la princesse n’est pas là pour la défendre ce matin.

– J’ai compté, merci. Je l’ai signalé mais tout est en règle. Sais-tu pourquoi elle manque à l’appel ?

– Entendu dire qu’elle était à l’infirmerie pour les derniers soins. Puis prenant un air entendu, dénué de tout remords, Notre petite sauterie a été pas mal intense, j’dois l’reconnaître ! Faut juste qu’ils nous la rendent comme neuve. Ah tiens, elle commence à subir la blonde, lança-t-il en se délectant du spectacle.

Le n° 27 se dirigea prestement vers le groupe, non sans avoir tiré au préalable un coup de feu en l’air. Il parvint à dissiper les filles, releva Elin, toute boursoufflée et couverte de poussière. Le signal avait retenti, annonçant la fin de la promenade.
Rejoignant le n° 25, le 27 lui lança un regard plein de haine et de mépris.

– Rappelle-moi pourquoi tu fais ce boulot, gros ? A part pour nourrir tes dégénérés de fils ?

Le gros ne s’offusqua pas mais partit au contraire dans un grand éclat de rire.

– J’vois plus de culs ici qu’une cuvette de chiottes !

CHAPITRE III – Episode 2

Rivka fut reconduite à sa cellule environ une heure après le retour d’Elin. (Elle demandait toujours l’air de rien, l’heure, le jour ou le mois afin de tracer de nouveaux traits sur le plâtre des murs. Garder ces repères était pour elle essentiel).

Elin se trouvait déjà à l’intérieur, comme elle l’avait prévu. Elle savait aussi que certaines agressions se produiraient lors de son absence pour la sortie du matin. D’un bref coup d’œil elle évalua la situation. Non, rien de grave, vraiment. Sa codétenue était couverte d’ecchymoses, de griffures dont perlait le sang, mais en s’approchant, elle vit que décidément il n’y avait rien de cassé : dents, nez, épaules, bras, poignets, genoux et chevilles étaient intacts. Elle n’avait pas eu cette chance à son arrivée. Sans doute quelqu’un était-il intervenu pour l’aider. Elle s’en réjouit intérieurement.

– Elles étaient combien ?, demanda Rivka

– Toutes !, se mit à geindre Elin.

Rivka en douta sincèrement.

– Deux, trois, c’est ça ?

Sa protégée hocha la tête en reniflant. D’un geste maladroit, Rivka lui ébouriffa les cheveux, avant de s’assoir en tailleur.

– Tu n’es pas la seule codétenue que j’ai eue dans cette cellule, mais c’était il y a longtemps…


Alex Dray (Sapho)

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