Histoire des psychédéliques en occident

Les psychédéliques sont une famille de psychotropes aux effets psychiques intenses partageant un même mécanisme d’action. Si certaines de ces substances, comme les champignons à psilocybine, l’iboga ou l’ayahuasca, ont été utilisées par différentes sociétés à travers le monde depuis des centaines voire des milliers d’années, leur découverte par les scientifiques occidentaux est particulièrement récente : ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que des chimistes s’intéressent à un cactus originaire d’Amérique du Nord, le peyotl. En 1894, la mescaline en est isolée et entre rapidement dans la pharmacopée de l’époque, dans un contexte où la médecine est en recherche constante de nouveaux médicaments. Durant l’entre-deux-guerres, un pharmacien parisien, Alexandre Rouhier, proposait par exemple à la vente des pilules à base de peyotl, notamment comme stimulant intellectuel. L’ibogaïne, tirée d’un arbuste africain, l’iboga, est également mise à profit dans la pharmacopée française dès le début du XXe siècle dans de nombreuses indications : surmenage, impuissance, dépression, grippe et bien d’autres. On en recommande également l’usage pour les sportif·ves ou comme aphrodisiaque.

Dans les années 1930, la mescaline commence à être employée dans le cadre de la psychiatrie, notamment pour soulager les états anxieux et la dépression, ainsi que de manière expérimentale afin de comprendre les mécanismes d’action de la schizophrénie. Les scientifiques de l’époque pensent en effet que la mescaline est un « psychotomimétique », c’est-à-dire qu’elle mime les symptômes des psychoses. En étudiant son action sur des volontaires non malades, les chercheur·ses développent leurs connaissances du fonctionnement du cerveau et des modifications de l’esprit.

En 1943, le chimiste suisse Albert Hofmann découvre par hasard les propriétés psychotropes du LSD-25, une substance qu’il avait synthétisé 5 ans auparavant à partir de l’ergot de seigle, un champignon parasitaire de cette céréale. Ce produit est une petite révolution : il s’agit alors de la substance active faisant effet aux plus petites doses, de l’ordre d’une dizaine de microgrammes soit un millionième de gramme. Le LSD suscite très rapidement l’espoir de l’ensemble de la communauté scientifique au niveau international : les recherches sur le cerveau s’accélèrent grâce à lui et on précise par exemple l’action d’un nouveau neurotransmetteur, celui de la sérotonine. Le LSD est par ailleurs utilisé au cours des années 1950-1970 dans un grand nombre d’indications comme le traitement de la douleur, le soulagement de l’anxiété lié à la fin de vie, le traitement des addictions. Il est surtout employé pour accélérer les psychothérapies : sa faculté de faire surgir à la conscience un matériel psychique très dense fait de reviviscence de souvenirs et d’associations d’idées nouvelles permet en quelques séances d’observer des bénéfices sur le long terme. C’est également à partir des recherches menées sur le LSD que des thérapeutes vont proposer une nouvelle méthode d’administration des psychédéliques reposant sur la préparation, le soutien et l’intégration des séances. Ce modèle sera nommé plus tard « set and setting » : il s’agit d’accompagner le ou la patient·e à travers l’expérience sans le ou la diriger mais en apportant une présence bienveillante et maternante dans un espace chaleureux et confortable afin qu’il ou elle puisse se livrer à l’expérience en toute confiance.

La psilocybine est quant à elle découverte en 1958 : quelques années plus tôt, un couple de mycologues, les époux Wasson, s’étaient rendus au Mexique à l’invitation de la chamane Maria Sabina pour y observer son usage thérapeutique des champignons hallucinogènes. Les scientifiques français·es sont les premier·es à étudier ses propriétés thérapeutiques, notamment à l’hôpital Sainte-Anne de Paris.

Le champ des études sur les psychédéliques est caractérisé par son interdisciplinarité et par la présence de nombreuses femmes en son sein, à une époque où les femmes médecin ou scientifiques sont une minorité. Le milieu scientifique international s’entoure également d’intellectuel·les et d’artistes afin de développer les connaissances sur ces produits. L’autrice Anaïs Nin, le philosophe Aldous Huxley, le poète Henri Michaux, la musicothérapeute Helen Bonny, le peintre Gil Henderson, pour ne donner que quelques exemples, participent ainsi aux travaux visant à décrire l’expérience psychédélique.

Malgré ces recherches passionnantes, les psychédéliques vont pourtant progressivement être de plus en plus stigmatisées au sein de la science occidentale. Deux éléments permettent d’expliquer ce changement de représentations. D’abord, le contexte social et culturel de l’époque : au cours des années 1960, en particulier aux États-Unis, la génération du baby-boom entre en conflit avec ses ainés. Nombreux·ses sont celles et ceux qui s’opposent à la guerre du Vietnam et réclament un bouleversement profond de la société capitaliste, raciste, sexiste, etc. Afin de décrédibiliser ces mouvements sociaux, qui inquiètent l’Amérique conservatrice, le gouvernement et une partie des médias vont axer leurs discours sur les psychotropes. L’idée est la suivante : si ces jeunes se rebellent, ça n’est pas qu’ils et elles ont de bonnes raisons de le faire mais parce qu’ils et elles consomment des substances dangereuses qui détruisent leurs cerveaux, notamment le cannabis et les psychédéliques. Ce message ne repose pas sur des bases scientifiques et va à l’encontre des données sanitaires disponibles à l’époque démontrant à la fois les faibles risques associés à la prise de ces produits et les dommages provoqués par la consommation d’autres psychotropes bien plus employés à l’époque : les barbituriques (ancêtres des anti-dépresseurs). Ce discours provoque ce qu’on appelle une « panique morale » : la population s’inquiète de plus en plus au sujet des psychédéliques et de leur impact sur les valeurs de la société. Des articles avec pour titre « LSD, la drogue qui rend fou » ou « LSD : une bombe atomique dans la tête » remplacent ceux faisant état des résultats thérapeutiques.

Au même moment, le contexte scientifique évolue également à la défaveur de ces substances. Après différents scandales sanitaires liés à des médicaments, des normes d’évaluation de leur sécurité et de leur efficacité s’élaborent. Il s’agit désormais de faire la preuve de la valeur thérapeutique des produits en les évaluant en double aveugle contre un placebo. Or les psychédéliques produisent des effets si intenses qu’il est impossible de les étudier de cette manière. De plus, les variables extra-pharmacologiques (musique, cadre de l’expérience, état d’esprit du sujet, accompagnement du thérapeute, etc.) ont un impact essentiel dans l’expérience qu’il est difficile de reproduire exactement afin d’analyser objectivement les effets. Dans ce nouveau modèle scientifique, les psychédéliques sont donc marginalisés, les études présentant des résultats positifs étant décrédibilisées puisqu’elles ne respectent pas les nouvelles normes.

L’objectivité, la rigueur et le sérieux des médecins et des scientifiques impliqué·es dans les recherches sur ces substances sont donc remis en cause ; des figures sulfureuses comme le psychologue Timothy Leary achèvent de condamner ces études suspectes. En 1971, l’ONU classe les psychédéliques dans la liste des stupéfiants dangereux et sans intérêt thérapeutique. Cette décision annonce la fin des recherches scientifiques. Quelques thérapeutes poursuivent leur pratique de manière légale pendant quelques années ; d’autres cherchent à trouver de nouveaux moyens d’accéder à ces modifications de l’esprit sans employer des psychotropes. Certain·es enfin choisissent de prendre le risque de maintenir leur prise en charge psychothérapeutique à l’aide des psychédéliques. Les mouvements de Réduction des risques, qui se développent dans les années 1990, participent également à conserver les savoirs sur ces substances, en particulier la technique du « set and setting ». En outre, les psychonautes développent considérablement le vocabulaire permettant de décrire l’expérience psychédélique, notamment à travers les « trip reports » disponibles sur internet.

Depuis une vingtaine d’années, les psychédéliques font leur grand retour à la fois dans le domaine scientifique et médical : d’une part, les techniques d’investigation du fonctionnement du cerveau se sont énormément développées depuis les années 1990 et, d’autre part, la médecine se trouve dans une impasse dans le traitement de différentes maladies pour lesquelles les psychédéliques avaient été étudiés précédemment. La plupart des pays occidentaux sont investis dans cette « renaissance ». En Suisse et au Canada, des patient·es peuvent désormais faire des demandes auprès de l’État afin d’obtenir l’autorisation d’être soigné·es par leur médecin avec des psychédéliques.  Les réticences demeurent cependant fortes et liées à l’histoire mouvementée de ces substances : en France, une étude de 2018 soulignait que ces psychotropes étaient considérés par la population française comme extrêmement dangereux. Dans ce contexte, la reprise des études dans notre pays est hésitante. Les contraintes administratives et la question du financement de ces recherches associées aux représentations négatives qui y sont attachées ralentissent le processus. Plusieurs équipes déposent néanmoins actuellement des projets et les médias soutiennent en général positivement les résultats obtenus dans les autres pays. Mais nous sommes loin encore de pouvoir imaginer ce que sera le futur de ces substances : il faudra encore de nombreuses années de recherche pour voir émerger un consensus quant à leur valeur thérapeutique. Les débats concernant le cannabis laissent par ailleurs présager que la question de la légalisation de leur consommation hors d’un cadre médical fera l’objet de discussions passionnées.  

Zoë Dubus, doctorante en histoire de la médecine, TELEMMe (AMU, France) – IHM (CHUV, Suisse)

Lucie Chamillard
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