Comment y croire ?

Il avait bu sa vie. Toute sa vie. Alcoolique jusqu’à n’être plus que cela, un alcoolique. Le monde s’était peu à peu transformé en un immense mensonge, une mascarade de dupes lointaine au-delà du désert qui était peu à peu devenue sa vie. Cette vie qu’il avait bue. Sans soif. Sans lutte, sinon la ruse qu’il avait toujours fallu déployer pour boire encore. L’alcool avait été le plus fort. La vérité c’était lui. In vino veritas. Avec tous les mensonges qui vont avec.

Il avait bu ses meilleures années en y sacrifiant les dernières, bu ses amours évidemment, bu ses enfants, bu pour le prix de dix bagnoles, de deux maisons, bu celui qu’il aurait pu devenir, en fait. Au point de ne plus boire que pour oublier la pitié ou le mépris qu’il inspirait parce qu’il buvait. Boire pour s’oublier. Boire jusqu’à la lie. Jusqu’à devenir la lie.

Qu’on s’en écarte, qu’on le chahute, qu’on l’insulte, qu’on le plaigne ou qu’on le resserve, enfin quelle que soit l’attitude que l’on adopte vis-à-vis de lui, dans le fond, personne ne peut comprendre celui qui boit. Personne n’a de temps pour ça. La vie est courte. Lui-même ne sait pas pourquoi il doit tant boire. C’est peut-être pour cela qu’il finit par croire à ses propres mensonges, parce qu’ils sont toute sa réalité.

Ceux qui pensent que l’alcoolisme est un vice disent de l’alcoolique qu’il ferait bien de se pendre, ceux qui pensent que c’est une pathologie disent qu’il ferait bien de se soigner. Quoi qu’il en soit, l’empathie distante des derniers n’est pas plus douce à la détresse de l’ivrogne que la violence des premiers. Quand ceux qui s’attachaient encore un peu à l’aimer ont abandonné tout espoir de voir ses beaux serments se transformer en eau claire et sont parvenus à faire le deuil de leur amour, rien d’autre ne soucie plus le sac à vin que de regagner l’oubli de soi-même dans la solitude et l’orgueil de l’autodestruction. Le reste, il n’en a cure. L’alcool est un poison pervers, un baume qui le détruit en même temps qu’il l’apaise, quand le temps seul ne suffit plus à le consoler de ses blessures intimes.

Il avait bu toute sa vie et ce jour-là pourtant il n’avait rien bu depuis onze jours, trois heures, et quelques minutes. Onze jours sur les quelques douze mille quatre cents que l’alcool lui avait peu à peu grignotés depuis cette première cuite. L’année de ses douze ans. Du vin rouge de kermesse. En cachette. En rigolant avec les copains. Les copains qui rigolaient (déjà !) de sa descente. Une sacrée descente. Il avait bien rigolé, puis il avait vomi, titubé, revomi, il était rentré jusqu’à la maison de vacances dans laquelle ses parents dormaient. Là il avait encore vomi, et finalement, par miracle, il avait trouvé le chemin de son lit. Le dieu des ivrognes s’occupait déjà de son cas. Le lendemain ni le père ni la mère n’avait demandé d’explication sur le barouf qu’il n’avait pas dû manquer de faire en dégueulant tripes et boyaux. L’alcool était tabou à la maison. Le père picolait trop pour qu’on en parle. Il était susceptible sur le sujet. Affaire classée. Dans la famille on prenait sa première cuite à douze ans. Ça devait sans doute participer à faire de vous un homme.

Onze jours donc dans ce centre de cure exemplaire. La file d’attente dans le couloir deux fois par jour pour recevoir ses pilules, les plateaux-repas servis dans la chambre, les rendez-vous avec l’addictologue, l’assistante sociale, la psychologue, la prof de gym, le reste du temps face à soi-même, à jeun. Onze jours où il aurait fallu commencer à y croire. Croire qu’il n’est jamais trop tard, que tout est encore possible, que tant qu’il y a de la vie… Onze jours qu’on l’encourageait à considérer comme autant de victoires. Ici il n’était déjà plus un ivrogne, un poivrot, une éponge, un pochetron, enfin bref, la dernière des merdes, mais un alcoolodépendant, un malade. Bon, c’était au moins onze jours de répit. Dans quelques semaines il faudrait sortir. C’est à ça qu’on le préparerait dès que la période de sevrage serait terminée. Demain.

Douze jours de sevrage, avec la perfusion pour hydrater le cerveau, éviter le delirium tremens, l’épilepsie. L’alcool est la seule drogue dont le sevrage brutal peut avoir des conséquences funestes. Il ne se laisse pas quitter comme ça. Il vous aime jusqu’à la rancune. Dans quelques semaines il faudrait repartir de zéro. Attraper la queue du mickey, croire à sa force, croire à soi. Oublier les décombres d’hier, bâtir pour demain. Reconquérir les confiances, éviter les pièges, être patient. Être patient surtout. Oublier qu’il avait bu quand chaque effort à fournir chaque jour lui rappellerait qu’il a cet effort à fournir si tard parce qu’il avait bu. Vieillir sur des ruines. Et s’il était trop tard ? Si tout ce que racontaient les toubibs n’était que des conneries. Et si le plus simple ne serait pas de finir comme il avait commencé. Boire du vin rouge en cachette, vomir et se faire raccompagner une dernière fois jusqu’à son dernier lit par le dieu des ivrognes.
Comment y croire ?
Le douzième jour, après que la perfusion lui fut retirée, il est sorti par la fenêtre, il a traversé le bois qui entourait le centre, est allé jusqu’au premier patelin, est entré dans le premier bistrot et s’est enfilé un demi. Cul sec. « Une sacrée descente » lui aurait dit le patron. Ça il le savait, depuis l’âge de ses douze ans. Après cela, il a dit merci, il est sorti du bar, il est sorti du patelin, il est entré dans le petit bois qui entourait le centre et c’est là qu’on l’a retrouvé pendu. Personne ne peut comprendre un alcoolique. Lui-même ne le peut pas. L’alcool avait été le plus fort. Il est toujours fort. On n’a jamais entendu parler d’un alcool faible.

Jean-Marc Royon

« Jean-Marc Royon est né en banlieue parisienne il y a quarante-cinq ans. À la fois comédien et romancier, on l’a notamment vu jouer dans le duo Mazout et Neutron (théâtre de rue), le spectacle musical jeune public « La Coterie » avec le groupe Têtes Raides, dans un film de Virginie Despentes ou encore en collaborateur de Didier Super. Il est l’auteur du personnage Joblard dont deux des aventures ont été publiées par Aaarg éditions. En 2018 il fonde avec Aude Biron la compagnie Théâtre d’Art & Déchets au sein de laquelle il crée et interprète le seul en scène « Joblard » adapté du roman « T’es le meilleur ». ». 

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