Codéine

Tout avait pourtant bien commencé.
J’avais prévu une plaquette de Codoliprane dans la poche de mon sac et je l’ai avalée le matin, avec un thé tiède.
J’étais habituée déjà aux drogues légales, aux dérivés morphiniques et aux benzodiazépines, j’ai ensuite découvert et fort heureusement sur le tard la codéine. Je dis fort heureusement parce que j’en suis tombée amoureuse.
Je l’ai en premier lieu utilisé pour les gueules de bois et j’en ai ensuite fait un usage plus récréatif ; un remède contre l’ennui, ou une occasion de voyager pas cher.
Et puis l’alcool et les médicaments sont pour moi la drogue parfaite : j’aime la pluralité, l’idée de consommer en combiné, la synthèse des deux me va comme un gant ; il y a également tout le côté glamour des barbituriques mélangés au cognac ; je pense à Judy Garland, à Romy Schneider, à Marylin Monroe : l’élégance et le désespoir, toute la tragédie de ces femmes que le monde enviait.

Yasmine Blum

Après avoir pénétré les landes de Belle-Île (jamais adjectif ne fût mieux porté) et les côtes du Finistère Nord, je dois faire face à une pile atroce de papiers, à la recherche d’un emploi, au contact répété, téléphonique ou en personne, de bureaucrates malheureux et imbuvables. Je passe donc d’un tête-à-tête avec l’éternité et la sensation nouvelle et doucereuse d’avoir trouvé mon pays d’appartenance à des retrouvailles joyeuses, glauques et alcoolisées avec Marseille qui puise entre autres sa beauté dans une chaleur sale et un vent perpétuel, donnant vie à tout ce qui est souple : les arbres, les ordures, la poussière. Un Far West où les infrastructures ont vingt ans de retard.

J’ai donc commencé ce matin, au lieu d’aller faire refaire ma carte vitale, par avaler un cachet de codéine, après m’être maquillée et avoir passé une robe dont le décolleté mou descend jusqu’au nombril. Mon plan B : me décalquer la gueule déguisée en star déclinante.

J’ai posé mon corps liquide sur un fauteuil ancien, qui aurait l’air vaguement anglais, et j’ai commencé à abandonner définitivement l’idée de faire quoi que ce soit d’utile dans la journée. Forte de mon ataraxie, j’étais une très bonne écoute.

Mon amie est encore passée me parler de son nouvel amour, de leurs baises scandaleuses. La codéine caressait mes joues pour m’empêcher de pleurer de rage, d’être jalouse, d’avoir honte d’être jalouse. Elle aussi était encore bourrée de la veille ; je ne lui en ai pas voulu de me parler encore de son bonheur irradiant tout autour elle, la rendant meilleure, la rendant amoureuse de tous et de tout. Moi, je n’ai plus le privilège d’avoir moins de trente ans, ni même d’avoir une vie sexuelle qui m’amuse. Mon seul plan B, pour le moment, c’est la codéine.

Yasmine Blum

C’est elle qui me console, c’est avec elle que je baise, je me sens dans des bras pâles, blancs, comme dans des draps propres. 

Ce jour-là j’ai vu pas moins de six amis, et pourtant je n’étais qu’avec toi, Codéine.

Voilà que je me mets à te faire vivre, comme une entité ; ainsi de ton nom accouche une forme : elle est humanoïde, spectrale, à la fois sombre et lumineuse. Elle ressemble à ce tableau de Munch, « Le Vampire », où une femme semble consoler un homme de toute sa tendresse, ses cheveux coulant sur son dos courbe.
Elle a l’air évanescent des volutes de fumées sur les photos spirites du siècle dernier, avec toute la promesse de conversations avec d’autres mondes, subtils et invisibles.

Il y a deux choses que j’ai comprises des « drogués », cette espèce que je rejoins pas à pas. 

J’ai toujours trouvé méprisable l’apologie qu’en faisaient les consommateurs, jusqu’à appeler leurs animaux de compagnie (pour l’essentiel des rats et des chiens) du nom de leur drogue favorite. Pour moi c’était le fait d’une vie ennuyeuse où l’oisiveté, le cynisme et la défonce avait pris le pas sur tout et je trouvais minable la manière dont ces « anarchistes » préféraient appeler leur compagnon à poil « kétamine » plutôt que « libertad » ou quelque chose de plus heureux que le nom d’un produit qui te pourrit les dents. Aujourd’hui, je crois que je pourrais appeler ma propre fille « Codéine ».

Ça n’est pas le fait ni de l’oisiveté ni du cynisme, mais de cette rencontre avec la seule réalité qui pour moi existe, la seule, je vais mourir, nous allons tous mourir. Avec toi, Codéine, je n’ai plus peur, je regarde ma disparition droit dans les yeux, tes baisers ont détruit mes aspirations : quoi que je fasse, que je réussisse, que je rate, je vais mourir. Je regarde consternée mon ambition comme la chose la plus absurde de l’existence : le monde n’est qu’un point perdu dans un autre point se perdant lui-même à l’infini. Je n’ai jamais rien ressenti de plus juste et de plus vrai, et pourtant, liquide, pâle, défoncée et inopérante sur mon fauteuil, j’aurais attiré ma propre pitié il y a quelques années auparavant.

Pour continuer sur la manière dont on nomme les choses, je vois aujourd’hui dans le mot « trip » non pas que le rapport à ce voyage intérieur résultant d’une prise de substance mais la substitution de celui qu’on ne peut pas faire (voyager est un luxe, du moins pour certains). Pour la modique somme de 2 euros 45, je pars en vacances. C’est pas les Caraïbes ni le Sri Lanka, mais en réalité, je trouve que c’est mieux. Je pourrais partir sur Mars, je transporterais toujours ma mémoire et ma honte.

Quelle horreur que de vivre en compagnie de soi-même toute sa vie durant.

En faisant une sieste, par je ne sais quel artifice, elle distillait au compte-gouttes une euphorie légère et sensuelle, tout à fait comparable au sentiment amoureux. J’imaginais une molécule formée de plusieurs hexagones – à la manière des représentations schématiques en chimie – dont la jumelle serait celle des phéromones, provoquant les mêmes émotions et la même plénitude. Par vagues, elle me faisait transsuder tant d’humeurs orgastiques que ma poitrine en souffrait, accélérant ma respiration et entrouvrant mes lèvres de stupeur, un peu comme les premiers baisers appuyés, lorsque l’émergence de cette énergie encore sauvage paraît ingérable tant elle est bonne.

Il va sans dire que mes connaissances en chimie sont un peu justes pour que je puisse théoriser la ressemblance entre plusieurs molécules et en déduire des effets ; ce que j’ai « vu », c’est plutôt, par analogie à des sensations que je connaissais déjà, des constructions d’images psychédéliques qui ressembleraient à des archétypes, à la façon des dessins new-age bourrés de symboles et de raccourcis qui font lever les yeux au ciel.

Il m’en reste d’exploitable une fois redescendue, en dehors de cette imagerie symbolique un peu foireuse que j’adore dessiner, le souvenir d’un endroit où les choses sont à leur place sans qu’on ait à les comprendre. Voilà à mon sens une certaine forme de connaissance.

Mais avec tout ce qu’on nous a formatés en matière de pensée, il nous faut au moins être défoncés pour rendre ce sentiment de perte de logique acceptable et même jouissif, et de ressentir à quel point on a été bâtis de travers.

On commence par le langage articulé, qui modèlera notre intelligence en fonction de la qualité des échanges et interactions que l’on a autour de soi, donc de notre appartenance à un milieu socio-culturel. Inutile de préciser que certains démarrent très mal. L’école (cette infâme institution barbare remplie de connards frustrés et acides) nous y apprendra la punition, la récompense, l’humiliation via la perversion des adultes et la violence entre élèves encouragée par la compétition. On nous inculquera une obsession de la réussite tandis que ces mêmes connards – les adultes – finiront de sinistrer ce qui reste de respirable et les quelques chances qui subsistaient d’avoir un avenir et donc de soulager un tant soit peu la honte de ne pas trouver sa place. Et quand ils auront fait de nous des êtres passablement déprimés, ils déchargeront leur honte, et leur mauvaise humeur, et leur frustration, et nous rendront coupables d’être perdus, nous accusant d’être feignants, idéalistes, immatures, via des administrations à moquette aussi laides que possible ou des dîners indigestes où des figures d’autorité nous demanderont, consternées, pourquoi nous ne trouverions pas de vrai travail.
Alors je pourrais expliquer pourquoi, mais j’aurais l’impression de traduire une fonction affine à une mouette ; ainsi, fonctionnaire à la solde d’une société malade, je te dirais juste que je te chie dans la bouche, je te pose vingt centimètres de colombin en tournant mon cul pour te faire une belle glace italienne dans la gueule. Tu vois (et oui, je te parle à toi, maintenant), je t’encule bien comme il faut, toi et tes recommandations. Parce que je vais juste t’apprendre quelque chose moi aussi, et ce sera pas à remplir ces papiers-culs de formulaires, c’est plutôt une idée nouvelle, un concept en quelque sorte, c’est que tu méprises mon mode de vie, mais le tien je lui chie dessus, juste après avoir chié sur ta gueule, et hop, on recommence dans l’autre sens, une belle glace italienne sur ta maison de lotissement, une superbe mélasse sur ton CDI et tes horaires de bureau, une jolie pêche bien chargée sur ta morale de merde, voilà, pour toi je suis un parasite, mais pour moi tu n’es qu’un larbin à qui on a passé le cerveau au mixeur et qui n’a plus que de la viande dans la tronche, et puisque je suis lancée, je peux dire que je chie aussi sur tes conseils de faire une formation en secrétariat ou d’animer des goûters d’anniversaire à Quick, voilà. C’est ce que je pense.

Mais tu vois, bureaucrate, au fond de mon cœur encore candide et si mou qu’on peut y planter des brins d’herbe après la pluie, je sais que tu es juste, toi aussi, probablement malheureux et perdu, bureaucrate.

Alors, plutôt que de te vomir tout ça, j’ai préféré prendre un cachet de Codéine, en chiant aussi vingt centimètres de mouscaille sur tes discours de prévention et de mise en garde contre la drogue. Moi personne ne m’a mise en garde contre des sacs à merde de ton espèce et je suis à peu près sûre qu’ils sont bien plus mauvais pour ma santé que tous les cachets de toute la plaque de ma codéine. Une campagne de prévention contre les sacs à merde m’aurait été bien utile, à l’école, au travail, dans tout ce qui comporte une organisation hiérarchique, qui de mon point de vue est le siège parfait pour toutes les pulsions perverses et veules.


À l’époque où je pensais qu’on accouchait par le nombril, que mes dents tombées étaient entreposées par une souris et que Dieu me surveillait du haut d’un cumulo-nimbus, je croyais également que lorsqu’on prenait de la drogue, on glissait dans un univers parallèle qui ressemblait tout à fait à ces images de paradis des brochures de témoins de Jéhovah. Probablement que mon cerveau de CM1 avait fait la synthèse entre le terme « paradis artificiel » et la pile de brochures évangélistes merdiques qui trainait chez moi, exhibant des jardins luxuriants, regorgeant de fruits gratuits et habités par des familles toutes origines confondues mais qui avaient l’air de s’entendre à merveille. Je me disais alors que si un endroit pareil existait, il serait bien dommage de s’en priver. Je ne comprenais pas pourquoi le monde entier n’était pas sous drogue. Suite à quoi il s’ensuivait une multitude de réflexions sur ce qu’était la réalité, le bonheur, sur ce qu’était la mort. Il me semblait bien que me droguer jusqu’à ce que mort s’ensuive, si ça me permettait d’être à un endroit qui avait l’air un peu plus classe que ce que je pouvais voir du monde, était un projet tout à fait acceptable.
J’étais d’accord avec ça, mais me disais que je ne me droguerais sans doute et néanmoins jamais, pour ne pas faire de peine à ma mère. J’étais sa drogue dure à elle ; la déposséder de son autorité me semblait inacceptable.

Tout avait pourtant bien commencé ; j’ai avalé un cachet de codoliprane ce matin avec un thé tiède.

Toute la journée, la codéine m’a accompagnée, puis, peu à peu, sa silhouette s’est estompée et elle a fini par partir. Comme l’amour, elle s’est évaporée au moment où je me sentais à l’aise. Comme l’amour, elle m’a fait jouir, m’a endormie dans ses bras mous, s’est dérobée sous ma sujétion, laissant ma vie insipide, me laissant moi dévastée et sans réponse. Comme pour l’amour, je voudrais que tout soit comme avant, quand je jouissais, quand je dormais, quand le monde était plein, quand elle était avec moi, quand je n’étais plus seule. Et comme pour une histoire d’amour, je voudrais qu’elle revienne, même si je dois m’y perdre, et je sais comment faire pour obtenir son retour.

Yasmine Blum

Yasmine Blum
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