Charles

J’ai appelé Marie d’un taxiphone et elle m’a dit des paroles inaudibles que j’ai fait répéter, j’ai alors entendu : Charles s’est suicidé.
J’ai raccroché et j’ai marché.
Une espèce de sac à merde à vélo m’a suivie sur quelques 20 m, en sifflant tout du long (un peu comme le générique de 30 millions d’amis) tandis que je chialais ; ça m’a rappelé que les larmes contiennent des phéromones.
Bref ce trou de cul a abandonné lorsque je l’ai regardé et qu’il a découvert un visage indisposé à donner autre chose qu’un énorme coup de pied dans les couilles.
 
Je suis arrivée à la gare, pour déposer mon dossier “carte zou” la carte des chômeurs de la SNCF, mais en en vérifiant le contenu je me suis aperçue que j’avais oublié l’élément essentiel, mon attestation RSA.
En descendant le trottoir du boulevard d’Athènes, j’ai entendu une voix derrière moi clamer que j’avais l’air heureuse ; je me suis demandé ce que mon cul pouvait avoir de si singulier pour qu’on puisse y lire mes états d’âmes.
Me dépassant par la gauche, je découvrais le profil d’un vieil arabe, qui me répéta la même chose.
 
Je lui ai dit, et bien aujourd’hui non je ne suis pas heureuse, un ami s’est suicidé.
(Je n’ai pas l’habitude de m’épancher, mais je n’ai plus de portable depuis mon voyage à Berlin, et j’avais envie de parler).
Alors il a eu l’air désolé, a pris ma main et m’a raconté l’histoire de Shéhérazade, qui jour après jour sauve sa peau en racontant une histoire à son mari, remettant ainsi et indéfiniment son exécution au lendemain pour en avoir la suite. J’ai failli m’enfuir lorsqu’il m’a parlé de foi (je n’aime pas les prosélytes), mais il parlait de foi en l’avenir, d’espoir et de persévérance.
 
Je ne sais plus si Charles était agnostique ou athée.
 
C’est étonnant que je ne sache aujourd’hui pas sa position vis à vis de l’existence de Dieu, au vu des innombrables conversations qu’on a pu avoir autour de ce sujet. Bien qu’en y réfléchissant, au vu des quantités qu’on buvait en en parlant c’est déjà moins curieux que je ne me souvienne pas de tout. 
Sans vouloir être obtuse, il me semble que l’agnosticisme est le seul point de vue raisonnable. C’est peut-être pour ça que je me souviens de Charles comme d’un agnostique en dépit de son inclinaison au cartésianisme ; par fidélité à l’image que j’avais de lui et de son intelligence que je pensais singulièrement bonne.
 
Cette défenestration a sonné pour moi le glas d’une nouvelle période que j’appellerai “la fête est finie”, un peu comme une fin de récréation.
Je pense à toutes ces cuites, ces litres d’alcool, ces horribles et merveilleuses fêtes, qui de discours décousus en soupes de langues inconditionnelles aboutissaient à des vomissements, des partouzes avortées ou des black-out dont on ne saura jamais le contenu réel.
Lors de ces fêtes orgiaques, il y avait toujours le pamphlet de Charles vers les 3h du matin, qui était une sorte de célébration de la vie ou de prédication chamanique sur tout ce qui rappelle de près ou de loin une chatte.
Ponctuées de « cramouille », « jute », ou « crème de cul », ses déclamations me faisaient hurler de rire.
C’était comme voir un philosophe frappé par le syndrome De La Tourette.
 
J’ai un souvenir outré mais joyeux lorsque je songe à tout ce qu’on a pu se mettre dans la gueule.
Je suis triste en revanche de voir que nous ne sommes plus jeunes, et que ceux d’entre nous qui n’ont pas freiné la défonce vont commencer à décliner.
La fête est finie c’est ça, l’entrée dans l’âge adulte, (alors que nos neurones se décomposent à partir de 25 ans, ça fait donc un bail que nous y sommes dans l’âge adulte), l’entrée donc dans une société sinistre et sinistrée qui n’a rien à nous offrir si ce n’est le spectacle de gros lards dégueulasses qui se servent allègrement sur le destin des misérables, soit cette bande de grosses merdes qui servent le pouvoir politique, financier et télévisuel.
Sommes-nous une génération passive, entre nos parents prisonniers des mœurs, des silences et des traditions, et la nouvelle génération d’enfants flous et cyniques ?
Impossible de savoir si l’on vit une période réellement dégueulasse, avoir vieilli n’aide pas à regarder les choses avec détachement et donc avec une certaine objectivité.
Tous les “vieux” du monde et de tout temps n’envient-ils pas la jeunesse, sa force et sa gaité tout en exécrant son arrogance, posant ainsi un regard de mépris sur leur relève dont ils ne comprennent déjà plus le langage ?
Aucun appui de nos pères et bientôt nous-mêmes trop fatigués pour accompagner nos jeunes.
Comment vieillir sans se laisser terrasser par le désespoir ?


// Les moments de deuils ont cette particularité de faire émerger des pensées tout à fait scandaleuses et d’autant plus violentes car apparaissant dans un climat de tabou.
Il y a un protocole extrêmement dense autour de la mort. //
 
Grandir et vieillir sans devenir aigre ni amer me paraît être un véritable projet de vie.
Peut-être que Charles se rendait compte qu’il vieillissait mal ; je me dis que c’est irrespectueux de penser à la place d’un mort et je me dis immédiatement ensuite que c’est tout aussi irrespectueux de penser à la place d’un vivant, alors que c’est ce que nous faisons constamment, penser à la place des autres et prêter des intentions au travers du prisme de nos fantasmes.
Nous traitons mieux les morts que les vivants alors qu’ils ne sont plus là pour profiter d’autant de délicatesse.
 
// Je pense tout le temps à la mort, tout le temps, alors lorsqu’elle fauche d’un coup sec un proche ou un moins proche, je ne suis presque pas impressionnée. //
 
Je fais beaucoup de rêves en revanche ; je me dis que ça atteint plusieurs couches de mon épiderme.
 
Je songe maintenant au logiciel de bio-informatique qu’il avait créé en quelques jours et quelques nuits sans dormir.
Des bactéries de multiples couleurs s’entre-dévoraient en assimilant je ne sais plus quelle particularité des autres, s’annulant et se reproduisant en fonction de paramètres dont je ne me souviens également plus.
J’y voyais une allégorie de la violence et de la cruauté du monde que Charles percevait très à vif.
 
J’aurais aimé collaborer avec lui en écriture ; j’étais sûre qu’on avait le temps.
Il bénéficiait en outre de la fascination que j’ai pour les maladies psychiatriques, les scientifiques et les échangistes, ainsi que du mépris que j’ai de la norme.
Il pouvait passer de Nietzsche à la cramouille en moins de 2 secondes et étayer l’instant d’après un discours de droite totalement scandaleux ; il me consternait comme il m’émerveillait. (J’aimais Charles, je le considérais comme un illuminé et comme un visionnaire.)
 
On aurait appelé notre revue “l’Ours bipolaire”. On aurait diffusé ses nouvelles de science-fiction et les miennes de zombies, ça l’aurait amusé, ça l’aurait peut-être sorti de son ennui et un jour après l’autre, en racontant des bobards comme Shéhérazade, il aurait peut-être survécu pour continuer à inventer les aventures du “capitaine Blood”.
 
Quelles que soient les épreuves je pourrai toujours écrire.
Si seulement il avait pu trouver un appui ou un médium.
L’expression artistique ou du moins la créativité n’est pas secondaire, c’est aussi vital que de respirer.
Si je ne dessinais ni n’écrivais, je me foutrais en l’air.
Je n’aurais aucun contre-pouvoir face à la violence.
Je n’aurais aucun moyen de rétorquer face à l’ennui ni à l’injustice, ou du moins ce que j’identifie comme tel.
 
Pourquoi suis-je si sûre que c’est ce qui lui manquait ?
Peut-être ne suis-je qu’une conne arrogante, et récupère le suicide de Charles pour nourrir mon fantasme du poète assassiné par l’état et le travail.
Mais je reste convaincue qu’il ne se réalisait pas à la hauteur de ce qu’il était.


Ça fait une semaine que Charles est mort.
 
La dernière fois que je l’ai vu, on a parlé de l’ubiquité des perceptions et des particules en état de mort imminente en buvant des bières. Il fumait clope sur clope et avait les dents abimées, surtout celles du bas, qui commençaient à devenir noires.
Je ne voyais pas le temps passer avec lui, je ne regardais jamais ma montre.
 
Je réalise à peine qu’il a la réponse à toutes les questions qu’on se posait.
Je me souviens de ce moment M, où assis à l’ombre entrecoupée et angulaire des platanes, nous spéculions sur la vie après la mort, l’existence de l’âme ou son irrévocable disparition, la consistance et la composition de cette intelligence sous-jacente qui organise notre existence et celle de l’univers.
La vie est une énigme sans réponse possible. On est voué à la mort sans savoir ce que c’est, et lorsqu’on meurt on ne peut se vanter d’avoir la réponse, ni même la partager avec quiconque. C’est comme une formule de math qui s’annulerait toute seule ; ça peut même m’évoquer parfois une blague.
Les intellectuels, les émotifs, les trépanés de la fontanelle ne peuvent peut-être survivre à tant de mystère.
 
// Je ressens une douleur dans la poitrine. A chaque fois que j’ai vécu un décès, de près ou de loin, j’ai eu une petite crise d’hypocondrie.
Maman m’a donné un Lexomil. Je l’ai entamé et j’ai dormi avec elle. J’avais pas dormi avec ma mère depuis des années. Il m’en reste 3/4 dans la poche droite de mon manteau. //


On a enterré Charles vendredi dernier.
 
J’ai recommencé à dessiner des trous noirs. C’est une série que j’ai commencée à mon retour de Berlin, après ce fameux black-out qui m’a valu de me réveiller dans la bouche d’un gay de 25 ans.
 
J’essaie de décrire avec un stylo Bic – soit l’outil le plus trivial et le plus vulgaire – ce que je perçois du concept de la densité extrême de ces objets célestes. La disparité d’un tel phénomène et la précarité de notre condition à pouvoir ne serait-ce que comprendre au centième ce qu’est cet objet céleste me paraît être une très belle chose à raconter.
Des dizaines de gribouillages compulsifs dessinent l’acharnement désespéré, l’état d’obsession et la stupeur de notre condition de semi-conscients (que l’on noie en outre dans des substances destinées à perdre notre lucidité ou à effacer notre mémoire) pour faire face à tout ce qui nous échappe.
J’ai pensé accompagner cette installation d’une bande-son d’une discussion de comptoir sur l’antimatière.
J’ai imaginé ce qu’aurait pu être l’intervention de Charles ; ç’eût été parfait.
Que vais-je faire maintenant, passer une annonce “cherche scientifique niveau doctorat capable de se saouler jusqu’au black-out » ?
 
Je découvre un autre phénomène depuis quelques jours.
Je me suis mise à repenser au baiser qu’on avait échangé un soir, avec des symptômes physiques comme des perles de sueur qui émergent de mon front et de ma poitrine ou une envie intempestive de me branler.
J’ai la sensation d’être tombée amoureuse de lui à l’annonce de son suicide.
Émotion doublée par le retour du printemps et sa beauté fulgurante : la lumière tape sur les murs de Marseille, métamorphosant cette horrible ville ; chaque brin d’amandier en fleur me rappelle combien les intersaisons sont intenses pour les cyclothymiques et combien elles peuvent être dévastatrices pour les maniaco-dépressifs.
 
Je pense à Charles et à son corps, à l’état dans lequel il se trouve depuis deux semaines.
 
Une technique de méditation, “Asubha”, (qui veut dire déplaisant), consiste à observer des heures durant un corps en décomposition et ainsi conscientiser que le nôtre subira les mêmes modifications pour accepter l’idée de non-pérennité du corps.
Asubha offre à ses usagers un remède radical contre le désir et le matérialisme.


 
Je suis enfin allée voir Katia. Je savais que ce serait difficile ; Katia est pour moi inextricablement attachée à l’image de Charlie. Ils composaient ensemble un binôme aussi fusionnel et étonnant que des siamois bicéphales, et nous avons formé un foyer infernal pendant des années, qui ressemblait tour à tour à un hôpital psychiatrique autogéré, une décharge de recyclage de verre ou à une friche d’artistes fumeux.
J’ai vu la fille à Katia, un nouvel être humain. Nous sommes à un âge également où nous pouvons assister au cycle de la vie, aux départs, et aux arrivées.
Katia m’a parlé d’un flirt que j’ai eu un soir avec une femme, en me reprochant avec malice de ne pas le lui avoir dit ; c’est que je n’étais moi-même pas au courant. C’est la seconde fois ce mois-ci qu’on me rapporte mon comportement de nymphomane sans que je ne me souvienne de rien : ça m’a totalement terrorisée.
J’ai eu l’impression d’être double ; d’avoir une nature féroce et prédatrice enfermée par le surmoi psychorigide modelé par une éducation toxique : j’ai la sensation d’avoir une bombe entre les jambes.
 
Je suis partie de chez Katia angoissée, et avec cette même sensation de lourdeur que j’avais avant de fuir notre maison. 
Dans combien de trous noirs suis-je tombée, combien de moments de ma vie l’alcool a-t-il enlevés à ma mémoire tout en redonnant les pleins pouvoirs à ma rage et à mes sexualités parallèles ?

C’était une période de ma vie exaltée, heureuse, violente et sombre ; je me sentais happée par un flot d’émotions scintillantes et brutales, mais la laideur, la laideur des lendemains, qui ramène à la réalité et à la paresse qu’induit l’alcoolisme : rien n’était construit dans ma vie. Il fallait donc que je m’en aille malgré notre inextricable attachement.


 Je me suis levée ce matin en pensant presque à autre chose.

J’ai mal dormi ; j’ai lu la définition de “post-modernisme” et j’ai sombré juste après. J’ai rêvé de ce mot sous forme de buildings asymétriques, de sérigraphies de petits pois et de sensations qui n’appartiennent qu’au langage des rêves.
On découvrait ensuite, ma sœur et moi, des sabres et des couteaux japonais dans une cachette secrète, entre les deux murs d’un monastère. On se rendait compte ensuite que ces armes portaient un code-barres et que la cachette n’était qu’un placard.

Les sabres disparurent et à la place trônèrent des poupées Barbie en bronze: elles affichaient un affreux sourire, idiot et agressif.
 
Le monde est absurde, cruel et corrompu.
Dehors, ma vie m’attend : des boulots de merde et la frustration grandissante que je combats chaque jour pour ne pas ressembler aux gens que je déteste. Je ne peux compter sur rien ni personne et l’inverse serait pire : je ne supporte plus aucune promesse.
 
Aujourd’hui je ne suis plus triste pour Charles, je pense à nous qui devons continuer.

Yasmine Blum
 

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