Soleil noir. C’est aux heures creuses qu’il sort, quand le soleil s’endort et que tout devient flou, ou flouté, ou fuyant, car c’est son heure à lui, celle de la griserie, où l’on ne remarque plus son teint blafard, effondré et cireux, comme un cierge fondu à même son visage. Cadavérique presque, plus proche d’un zombie que d’un être vivant. Une chose qui flotte, plus qu’elle ne se déplace, un être évanescent. Mais pas à cette heure là, quand il sort de son trou. L’heure de l’entre-deux, de l’entre chiens et loups, l’heure des canidés qui s’en suivrait bientôt de cette heure plus féline où tous les chats sont gris. Soleil noir de minuit. C’est son heure préféré. Car dans le ventre moue de la nuit avancée, nul ne prête attention à l’encapuchonné un peu bizarre qui sirote au comptoir derrière des yeux fous. Anonyme, il devient comme tout le monde. « Un zombie comme tout le monde. » C’est pourquoi il vient là.

Il en sourirait presque si cette ressemblance ne lui coûtait pas tant. Oh certe, il s’est bien allumé, tout seul avec son pack qui tape les neuf degrés avant de venir là, son pack et tous les à côté qu’un RSA permet du six au dix du mois. Mais c’est là qu’il finit, dans un bar comme tout le monde, parce que là y’à d’la vie et qu’chez lui y’en a pas. Enfin, un truc qui ressemble à la vie. Des verres qui s’entrechoquent, et des éclats de voix. « C’est un bon commencement », lui c’est ça qu’il se dit.
Passe le premier verre et passe le second, quelle importance au fond, il n’est déjà plus là, même avant d’y entrer, il était de sorti. Lui, tout ce qu’il voulait, c’est de la compagnie, ou seulement l’illusion que donne l’éclat joyeux des verres qui s’entrechoquent comme de vieux amis. Un truc qui le rassure, « être une poche comme les autres, une poche, ou une sacoche, du moins en avoir l’air. » Mais il sait bien quand même qu’il est bien plus que ça. Ou alors bien moins, d’une différence sommes toutes qui emprunte aux anciens : On ne mélange pas les torchons sales avec les serviettes propres. C’est comme ça qu’il se voit, pas très clean, pas bien propre, de toute façon qu’importe, les autres ne le savent pas, ils sont aussi chiffon que ce qu’il l’est aussi. Ils ne veulent pas savoir et c’est bien mieux comme ça. À part le barman qui le connaît déjà. Suffisamment assez pour un regard en coin, et suffisamment peu, pour le laisser entrer. « Le fou… s’il savez… mais le sait-il ? Quoi ? » Lui-même ne le sait plus. Lui même ne le sait pas, il a tout oublié une fois qu’il s’est assis dans la chaleur épaisse d’un angle du comptoir. Et puis de toutes façons là n’est pas l’important. « L’important c’est… c’est quoi l’important déjà ? C’est… la guerre… c’est le nerf de la guerre ! »
Il trifouille dans la poche de sa parka Emaüs. Une parka militaire qui lui vient du surplus de son armée à lui. La seule qui fut jamais suffisemment humaine pour qu’il en soit soldat. Le seule armée qui soit, ou bien qui devrait être. Enfin, lui est un franc tireur, bien plus qu’il est soldat. « Un sniper », c’est ça que lui inspire le vert de sa parka. La mitraille des petites pièces jaunes ricochent sur le zinc. Les dernières munitions d’un tout petit calibre font teinter l’éclat rouge à même le comptoir. « Suffisamment peut-être pour une dernière cartouche », se dit-il rassuré.
Il les compte une par une, dispose les tours de guet des petits ronds de cuivre en quatre colonnes égales. Et comme à Waterloo il forme le dernier carré sur la morne plaine du comptoir aux reflets gris acier. C’est ici que finit cette longue journée, une étrange journée, une longue bataille. La Plaine. Morne plaine, son quartier. Même si lui squate plutôt en périphérie. « En seconde ligne », comme il dit.

La Plaine, c’est ici que finit la campagne des triomphes napoléoniens. Lodi, Tilsit, Friedland, Eylau, sixième arrondissement de l’armée des paumés de Marseille. C’est son champ de manœuvre, c’est là qu’est sa caserne, c’est là qu’il tourne en ronds sur ce champ de bataille, sixième, cinquième, de la frontière de Baille et environs, jusqu’à celle de Noailles, en passant par la plaine, notre dame du mont, cours Julien, parfois même plus loin. Beaucoup plus loin, tellement loin que lui-même ne saurait plus dire où. Jusque aux portes du paradis blanc, les rails blancs de Conception. Urgences psychiatriques APHM. C’est souvent là que ça finit. Après la guerre vient l’hôpital, toujours la même litanie qui clôturera le bal Phocéen. « Ce bal offert par la princesse », qui dure du six au dix de chaque mois. Parfois moins. Quatre jours d’effacement, de folles extravagances, quatre jours d’illusions et le bal se termine. Mal. Mal le plus souvent. Les attelages fringuants redeviennent ce qu’ils sont, une armée de rongeurs furonculeux et gras, et le carosse, lui, ressemble bien souvent au panier à salade d’un primeur devenu bleu. Quant à la princesse, oh la princesse, a-t-elle seulement jamais existé ailleurs que dans sa tête ? Peut-être oui, mais il l’a oublié. Ou bien alors c’est elle, elle qui l’a oublié. Il ne s’en souvient plus, c’est sans doute mieux comme ça. C’est comme une chose floutée, un souvenir lézardé, sourire insubstancielle, lui c’est ça qu’il ressent, tout ce qu’il reste d’elle : « c’est peut-être une fée ? » Peut-être existe-t-elle ailleurs que dans sa tête ? Du moins du six au dix du mois, allez ! Jusqu’au douze parfois. Mais… passé le douze, minuit s’en va. Le conte se termine toujours et encore là.
Retour à la réalité blanche et froide de l’HP. Univers carcéral avec une blouse blanche. L’hôpital qui panse, aplani, reformate et renvoie à la guerre, « car c’est ainsi que va la vie, par vagues d’assaut qui se succèdent comme la marée au jour J. La Normandie et puis… retour sur les plages du Prado. Calme blanc, cachets blancs, encéphalogramme plat. Jusqu’au prochain assaut… » C’est comme ça qu’il le voit après chaque redescente. « Toujours la même séquence ». Le bad bit, et puis… il arrête sa prescri, et puis… ça recommence comme en 14-18. « 2014-2018, la première troisième guerre mondiale ? » En tous cas dans sa tête oui, presque un internement par an. « 2019-2020, les années folles très certainement ». Et la cadence s’accélère. La guerre ne sera jamais fini.
Lui ne saurait plus dire dans quel ruban du temps son âme de guerrier porte ses coups de glaive, seule la guerre est tangible, seuls les coups sont sensibles, le reste est illusoire. Les coups, les coups à boire et d’autres moins liquide, des tartes, des pêches, des poires, toute la corbeille de fruit avec le panier. Et parfois même, cerise sur le gâteau, les yeux prunes, avec de tels coquards qu’on ne peut distinguer la prunelle, de l’iris, et l’œil, du fond noir de sa face tuméfiée. Ils forment un même tout, un même camouflage pour un même trou noir. Le visage même du désespoir. Un ange jeté à bas et passé à tabac. Et pourtant, la guerre continuera envers et contre tout.

Mais non, non, tout n’est pas aussi noir, parce que le plus souvent, c’est le paradis blanc. Celui de l’hôpital, et comme bien souvent cette autre qui laisse des traces aux ailes de son nez. L’un conduirait à l’autre, aussi certainement que l’ivresse vineuse, servira de station, ou bien de tourniquet, pour accéder aux rails d’un train à grande vitesse. Ce train qu’il prend du six au dix du mois, quand il est trop pressé, que la guerre n’avance plus, que ça le fait marner et qu’y a pas de taxi qui vaille un TGV. La guerre est multiforme, le combattant aussi. Il a plus d’uniformes que toutes les armées, de tous les champs de bataille, dans toutes les guerres du monde. Polytoxicomane de première classe, c’est le nom qu’on lui prête quand ce n’est pas celui de schizophrène de second rang. Les deux sont des alliés, ils œuvrent en synergie. Lui ne sait pas très bien dans quel camp les ranger, amis, ennemis, ils empruntent trop souvent aux vestes retournées, de celles dont on le vêt parfois dans l’univers polaire de l’hôpital trop blanc qui n’a jamais connu qu’un seul traitement : Camisole chimique. Encore un uniforme, qui vaut à peine mieux que l’autre multiforme. Il est juste plus blanc. Quelque soit l’horizon tout n’est que camouflage, la même terre brûlée d’une armée en déroute. C’est tout ce qu’il retient quand sa conscience parfois l’entraîne à regarder son étrange chemin. Une tranchée ouverte, le chemin des dames, le chemin du Dam, une guerre perdu d’avance. Mais il y va quand même d’un sourire extatique, avec cette assurance d’une fleur de synthèse au bout de son fusil.
Up and down. Une part de lui le sait, ses petites manies, sa toxicomanie, légale ou illégale, c’est le chemin tracé qui mène à Conception. Mais l’autre s’y refuse. Pour l’autre, c’est l’ivresse qui sera la solution au brasier qui consume son jardin intérieur. Entre force opposé, c’est la guerre permanente. Il cède tour à tour à la furia de l’un, au grand désert de l’autre, et tout cela se fond dans un même rendu, courant alternatif, d’une bien longue guerre qui ne compte pourtant que vingt-huit années. Combien en comptera-t-elle de plus ? Il ne s’en soucis guère, tout ce qu’il retiendra ce n’est pas le décompte, c’est la répétition. Et c’est bien ça qui l’aura conduit là une nouvelle fois. Dix de Juin. Quatre jours de combat. Morne plaine. Là que se termine sa campagne journalière, sa guerre contre lui-même, ou contre les enculés d’en face, ils forment un même tout que seul l’ivresse distingue dans le brouillard sans nom qu’est devenue la nuit. « D’ailleurs est-ce la nuit ? Quelle importance au fond, là n’est pas l’important. L’important c’est… c’est le nerf de la guerre ! »
Il recompte ses pièces qui servent de munition. Il n’y en a pas assez pour stopper l’avant-garde qui s’avance sur lui. Le barman nonchalant à la carrure de veau. Dans un ultime sursaut, de son plus beau sourire d’ange défragmenté tombé du paradis, il tente son va-tout : il avance le carré d’un cuivre rutilant, « la der des der l’ami… », auquel l’autre lui oppose, fin de non recevoir. Il insiste quand même. « Un dernier shot… un dernier shot et je m’en vais… s’te plaît ! » Parce que c’est ça la guerre, on y prend presque goût à ses petites misères qui font de chaque jour une bataille quotidienne. Lui, ne veut pas la perdre. Pas la gagner non plus, seulement qu’elle continue. Et l’autre fait la gueule. Il voudrait bien fermer. L’autre dont il ne sait plus à présent s’il est à ranger du côté de ceux-là – fort nombreux à cet heure avancée que donne son paranoïamètre personnel – les enculés d’en face.
Son regard se resserre sur la silhouette bovine. Deux billes d’obsidienne brillent d’un éclat vitreux. « Ouais, ouais, ouais, encore un qu’aurait tourné cosaque le temps d’un pile ou face… » Cosaque, casaque, il a changé de camp, l’autre, cet autre, ce truc froid, ce jambon écailleux à la carrure de veau, dont la langue adipeuse semblerait goûter l’air, ou prendre la tension à la façon varan, des iles Commodos.
Ami, ou ennemi, il faut choisir son camp. L’autre sent-il seulement, que le lait va tourner, s’il continue encore à l’ignorer ainsi ? D’un geste, sa main avance le dernier argument, ou le dernier carré qui s’étoile sur le zinc. « Allez s’te plaît ! » La tension monte d’un cran. Le bovidé le sent, il a vu dans ses yeux dilatés passer cette lumière folle. Cette étincelle qui, annonce l’incendie. Il balance un instant, et finalement lui sert le verre demandé. « Der des ders, et après Rauss mon gars ! Tu sors, on ferme, la station est fermé jusqu’à demain ! »
Soulagement immédiat, il a gagné la guerre ! Enfin, une bataille, mais c’est bien mieux ainsi. Benoîtement il sourit, « le veau était humain. » Sa grosse langue charnue, peut-être beaucoup moins, mais enfin, il sirote son verre, sa victoire temporaire, s’amuse à faire durer, même s’il sait aussi qu’il a déjà perdu. « Un dernier p’tit canon, un dernier p’tit carton, et puis zou ! Couvre-feux ! On s’retrouve à la rue ! » Et l’étau se resserre, et ses mâchoires aussi.
C’est l’heure redoutée qui s’avance à grands pas. Parce que le pire, le pire, ce n’est pas la guéguerre dans les bars de la plaine, ou dans les supérettes qui délivrent H24 le breuvage recherché, le pire, c’est la paix qui s’ensuit, dans la rue devenue vide d’une nuit devenue crue. Cruellement pacifié. Et dont le dénuement même la rendrait toxique, ou cannibale. Rue déshumanisé, sans shot, ni canon, ni rafale, ni… rien qu’une immense absence au creux de l’abdomen. Plus encore dans la tête. Un truc qui le ronge, serait-il le dernier survivant de cette grande armée moribonde qui remonte le boulevard Lodi ? On dirait bien que oui. Ne reste plus maintenant que le filtre aquatique d’une lumière baveuse gerbant des lampadaires comme de grands gynécées en pleine menstruation. C’est l’image qui lui vient dans le halo orange, une sorte d’épanchement. Ou bien de fin de monde.
Les cheveux en bataille, le visage en déroute, les fleurs sont fanées au bout de son fusil, c’est l’heure de la retraite, car la guerre est perdue, ou bien alors gagnée, lui-même ne sait plus, car après la bataille toutes les gueules cassés portent fièrement au front la médaille épinglée de l’éternel vaincu. Il se traîne. Il se traîne c’est tout. Jusqu’où ? Il n’en n’a pas conscience, mais son instinct le guide plus sûrement que ses jambes qui font n’importe quoi. « C’est par là, oui, c’est par là, en remontant Lodi… »
Caniveaux et trottoirs se prennent pour des tranchées. Il pleut des gouttes lourdes, « dernière morve de printemps », et le ciel se mouche dans ses cheveux filasses, comme dessus sa parka, tous les deux devenus des éponges imbibées jusqu’à débordement. « La chiasse ! » Les rues se sont vidées. Mais lui s’accroche encore au fils barbelés d’une trop longue nuit qu’il aura voulu blanche. Le sommeil se paille, et l’ivresse se paie, car au bout de la nuit il n’y a plus personne, seulement cette pluie lourde, son pas décadencé qu’imprime le vertige quand il devient nausée.
Les fusées éclairantes d’une Peugeot décati gerbent sur ses rétines. Le klaxon l’incendie. Lui ne sait pas pourquoi, il a juste le temps de voir les rubans de lumière jaune qui zigzaguent et s’estompent derrière lui ; « c’est beau comme une sirène », lui c’est ça qu’il se dit. « La traîne d’un poisson aux écailles jaunies… » Dans sa tête un peu folle, c’est un filtre cubiste posé sur toute chose dans cet univers moite soumis au filtre aqueux du ciel qui s’effondre, un cubisme inversé où tous les angles obtus adoptent la ligne courbe propre aux ondulations. Un univers sinueux, reptilien, fuyant, tout file sur l’horizon, même la rue serpente entre les blocs rocheux aux fenêtres éclairées. Les quelques-unes encore où danse encore la vie. Et ça le fait sourire, il n’est pas le dernier.
D’autres sont éveillés dans la nuit bipolaire, « amis, ou ennemis », d’autres s’acharnent encore à demeurer vivant. Et l’espace d’un instant le voilà qui s’efforce d’abolir les frontières qui le sépare toujours du monde de la lumière. Il grimpe maladroitement le long d’une gouttière, après s’être hissé sur la gueule refermée d’un conténaire poubelle. Échec lamentable. La poubelle se dérobe, lui se casse la gueule, la lumière s’éteint, le rideau se referme, et d’en haut un Gabian raille sa tentative de quolibets cinglants. Gardien du mirador, sentinelle au bec jaune, et ce rire pirate de l’enculé d’en face, ou bien alors d’en haut, cet affreux rire jaune qui crisse le long de la gouttière et qui l’emplit de haine pour tous les emplumés qui vivent tout là haut, les gabians, ou les anges, « les enculés d’en haut », ces êtres détachés des contraintes terrestres, alors que lui patauge dans cette flaque de pisse du conténaire poubelle retourné sur le flanc, devenu grabataire, ou bien incontinent. Et la colère monte. Et ses yeux s’assombrissent, toujours et encore plus alors que l’autre crisse.
Lodi ouvre sur Baille, le voilà qui remonte le boulevard en bataille. Ses deux poings sont serrés et forment deux grenades prête à dégoupiller. Même les rats, trempés comme des serpillières, s’arrêtent quand il passe, le regardent de travers, de ce regard chassieux, où transpirent l’éclat rouge d’une peur atavique qui se transforme en haine. Eux aussi, derrière la morphe grise des ombres noctambules ont rejoint l’armée noire des enculés d’en face. Il le sait, il le sent, « derrière les longues moustaches, Mickey mousse et Jerry sont de beaux enculés ! Des louffiats pustuleux, Oui de belles saloperies ! », qui nous viennent tout droit du monde du dessous, comme les gargouilles pirates du monde du dessus. « Du dessous, du dessus, l’ennemi est partout ! » Moustaches et becs jaunes, un seul et même visage, du monde tel qu’il est, ou tel qu’il le perçoit, hostile. Hostile et animal.
Aucun doute à présent le monde dans son ensemble, s’est ligué contre lui. Sous la pluie astringente, l’univers est le jouet d’une métamorphose, lui c’est ça qu’il ressent, l’intempérance des choses, comme dans les contes de fées, où l’on glisse de l’ombre, à la pleine lumière sans transition aucune. « Tout à l’heure pourtant il n’était pas ainsi ». Plus fluide, moins heurté, il aurait presque cru pouvoir s’y adapter. « C’est la faute à la pluie ! » comme aurait dit le maire après la rue d’Aubagne.Lui c’est ça qu’il se dit. C’est bien pour ça d’ailleurs qu’il faut s’en protéger. Parce qu’elle veut tout changer, mais ne sait que salir, comme va toujours la pluie en méditerranée. Comme tout le monde le sait, c’est le mistral qui lave la pensée, « la pluie ? La pluie c’est une traînée bavasse, et la preuve immédiate, c’est qu’elle lèche le bitume, caresse mes cheveux, se vautre dans la saleté, ruisselle dans l’cannivau en compagnie des rats. » Ces rats qui le regardent comme un dieu moribond. Ils ont sans doute raison.
« L’Homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux », proclame quelque poète façon dix-neuvième siècles, qu’en penseraient les rats qui le regardent passer ? Rien qu’un dieu moribond du monde périmé. Moins qu’un dieu, bien moins qu’un dieu, « non-être dans un non-monde… », c’est ça qui le traverse dans un flash de conscience alors qu’il tremble un peu. L’ivresse défait son châle, maintenant il a froid. Les bouffées de chaleur ne sont qu’un souvenir. « Il faut à de grands froids s’attendre. » clame un autre poète, dont il ne sait pourquoi, le vers dans sa tête, creuse ses galeries ; en Juin de cette année, bien plus qu’en Décembre, lui c’est ça qu’il ressent sans pouvoir l’exprimer. Et il presse le pas, les poings toujours fermés.
Clip-clap, clip-clap, chaque flaque marque le pas, étrange et syncopé ; lui-même ne sait plus où conduisent ces derniers, pourtant il reconnaît cette putain de rue ! Cette pente marquée, boulevard Baille et bientôt sur la gauche, le long rideau vitreux. Conception, antennes psychiatriques. Le grand oeil vitreux. Pas de doute, l’endroit est familier. Plus que ça, intégrer à sa carte mentale. « C’est toujours là que ça finit. Ou là encore que ça commence. »
Et c’est étrange à dire, mais tout à coup il se sent beaucoup mieux. Pourquoi ? Lui-même ne le sait pas. Il ressent simplement cette sensation diffuse d’un truc qui se relâche. Et comme une éclaircie dans l’écorché de ciel qui lui sert de raison. « Je connais cet endroit, et je sais où je suis. Boulevard Baille, Conception. Porte du monde blanc. Merde… qu’est-ce que je fous là ? » Il recule d’un pas, hésite un court instant. « Ramasser une caillasse, la jeter sur la vitre ? » C’est ça qui le traverse l’espace d’un instant. Il ne sait pas pourquoi, mais c’est ça qu’il ressent, comme l’envie de crever ce grand oeil vitreux. Ce grand oeil impuissant d’une médecine aveugle qui ne peut rien pour lui. « Non… non, pas cette fois… pas maintenant… d’ailleurs, j’ai rien à foutre là ! » Et dans un demi-tour il retourne chez lui. Car il a un chez lui, autre que celui-là.
Un chez lui, un grand mot, mais pour lui, c’est chez lui, un appart sans eau, ni électricité, un de ses apparts fantômes d’un immeuble décati, sous scellé et muré, où dans les soubassements il a trouvé l’accès sans que personne l’ait vu. « Le bunker », comme il l’appelle lui. Les travaux s’éternisent à seulement commencer, lui profite d’une ville qui semble s’écrouler comme un château de sable quand c’est minuit passé. Ou comme Beyrouth city lors des bombardements. Noailles, la Plaine sous les bombes. Un mauvais sort s’en doute. « C’est la faute à la pluie ! » Si c’est pas lui qui le dit, alors c’est la mairie, un de ceux de la mairie. Mais lui tout ce qu’il en voit c’est que cette incurie aqueuse lui vaut d’avoir un toit. Des immeubles qui ferment, c’est des trappes qui s’ouvrent. Et c’est là qu’il retourne, dans ce cloaque insane qu’il appelle chez lui. « Chez lui… », maintenant il s’en rappelle.
Il se traîne, la pluie passe, le jour bave et l’horizon noirci sort de ses ombrages, adopte le bleu-gris de l’aube turgescente. Lui ne comprend pas bien comment passe le temps qui joue à saute mouton avec sa conscience. « Il y a deux secondes encore, c’était encore la nuit… mais… » Encore une pièce manquante, ou le puzzle entier.
Il s’infiltre en silence et regagne son royaume aux murs lézardés. Royaume décati d’un palais englouti, tout semble submergé alors qu’il ne pleut plus. Il balance sa parka, se dirige en chancelant vers un coin du plancher qui sert de coffre-fort. Voilà au moins un truc qu’il se rappelle encore. Petite boîte laqué noire dans un sac en plastique. Il est là son trésor au pied de l’arc-en-ciel, une photo, un galet, et un petit sachet rempli de toutes sortes de médocs. Il en sort deux du tas. « Bingo ! » C’est ceux-là qu’il voulait. C’est comme une loterie, mais il sait ce qu’il fait, ou du moins il le croit. « La nuit pharmaceutique commence avec le jour. » Il est grand temps pour lui de tirer le rideau, l’aube est au rendez-vous. Et les cachetons aussi.
Il se cale dans le pouf qui lui sert de lit. Son cul sur le coussin fait voleter une plume. Et même un tas de plumes. Elles dansent toutes pour lui. Le jour perce bientôt l’écran plat d’un carreau derrière le volet mort dont les battants de bois sont tous de travers, pour ceux qui restent encore. Une lumière citrine vrille l’aube blafarde et caressent les plumes du piaf sortis du pouf. Il les regarde qui tournoient en l’air comme un poulet sans tête dont il ne reste rien. Il en sourirait presque, quand il pense au gabian qui se foutait de sa gueule quelques minutes plus tôt. Ou sont-ce quelques heures ? Lui n’a jamais bien su le fonctionnement des heures du cycle circadien. Il ne comprend plus rien. « Quelles sont ses vingt-quatre heures qui durent vingt-quatre minutes ? Ses pirates sur le toit qui finissent en coussin ? Par quel enchantement la nuit s’en est allé, comme s’en vont les rats et les enfants au grès, d’un étrange air de flûte ? » Tout se met à tanguer, ressenti et pensées empruntent aux contes de fées leur texture vaporeuse, tout semble se dissoudre, ou se désapparier.
Mille questions l’assaillent et s’éteignent aussitôt, l’air devient pesant, lui le dirait lointain. Le cœur ralentit, ou bien il s’accélère, une impression de gouffre semble entraîner le pouf dans un vertige sans nom, impression de siphon, de se faire aspirer, aspirer, recracher, c’est comme une marée, mouvement de va et vient, du sac et du ressac et de la mise à sac, plus rien ne le retient, cette fois il touche le fond. L’univers débataille, lui ne veut plus lutter, ce n’est plus l’heure des braves, c’est l’heure de l’abandon. Il plonge dans le néant de l’obscure mascaret, rideau, la conscience s’éteint, ou alors elle se noie. Lui se laisse aspirer une dernière fois.
Soleil noir de midi. C’est son heure préféré. C’est aux heures creuses qu’il dort, quand le soleil s’étale comme une crème à bronzer. À l’heure de la sieste, c’est l’heure de sombrer. L’heure d’une autre vie. L’heure de tout oublié à commencer par lui.
Fin. (fin neutre première version)
Ou fin alternative plus sombre – hélas la vrai fin pour le type en question, le frère d’une copine – seul le temps a changé :
Soleil noir de midi. C’était son heure préféré. C’est aux heures creuses qu’il préférait dormir, quand le soleil s’étale comme une crème à bronzer. À l’heure de la sieste, c’était l’heure de sombrer. L’heure d’une autre vie. L’heure de tout oublié à commencer par lui.
Mad Dam